Elle ne savait pas encore quelle mouche l’avait piquée, Eilin, quand elle avait accepté la proposition. Bien sûr, elle espérait secrètement qu’une telle chose arrive, car la sociable Lili adorait être de toutes les sorties, de toutes les festivités, connaître tout et tout le monde à Redwood Hills et dans ses environs. Elle espérait sympathiser avec Philip pour tout un tas de raisons, depuis son irruption à son auberge pour un client à moitié dévêtu (et pas la meilleure moitié, de l’avis éclairé d’Eilin). D’abord, naturellement, parce qu’elle adorait avoir beaucoup d’amis. Ensuite, parce qu’on avait toujours besoin d’un flic dans son cercle proche, pour faire sauter les contraventions, c’était l’idéal – non pas qu’elle en ait déjà eu, Eilin utilisant rarement sa voiture. Bref, cette sortie au bord de l’eau tombait à pic, surtout en cette journée estivale où la chaleur était au rendez-vous. Philip lui avait promis de lui montrer un coin à pêche qui lui tenait à cœur, un genre de secret familial qui se transmet de père en fils (de ce fait, Eilin n’en était plus sûre, mais elle trouvait ça affreusement romanesque).  La jeune femme avait préparé un gâteau et des boissons dans une glacière et pris sa propre voiture, car elle devait d’abord déborder Ana chez son oncle pour disposer de l’après-midi entière à sa guise. Elle ignorait comment les choses se passeraient, ignorait si le feeling passerait avec Philip. Après tout, elle ne l’avait vu qu’une seule fois et dans un contexte professionnel, rien à avoir avec cette journée de détente. Déjà, il ne devrait pas porter son uniforme, sauf s’il adorait porter son uniforme en dehors de ses jours de boulot, mais ce serait complètement idiot.

Elle espérait aussi ne pas commettre d’impair avec sa maladresse légendaire, dire quelque chose qui le mettrait mal à l’aise, ce qui lui arrivait parfois. Elle essayait d’avoir du tact, Eilin, mais ce n’était pas toujours facile. Sans doute se posait-elle trop de questions, alors qu’elle se garait sur un petit parking improvisé. Elle n’était jamais venue ici, elle avait craint de se perdre mais non, Philip l’attendait déjà. « Bonjour ! »s’exclama-t-elle en jaillissant de l’habitacle avec un large sourire. « Ce n’était pas facile à trouver, mon GPS était encore plus perdu que moi » ce qui était un petit exploit puisqu’elle n’avait pas du tout le sens de l’orientation… un comble devant toutes ces années où son père s’était évertué à lui apprendre à se repérer en pleine forêt ou à se servir d’une boussole. De cette enfance nomade, elle n’avait vraisemblablement pas tout retenu. « Tu m’attends depuis longtemps ? » dans ce cadre-là, le tutoiement lui vint naturellement. Elle sortit péniblement son énorme glacière du coffre de la voiture avant de l’oublier et la posa à ses pieds. Maintenant, elle attendait les instructions et, surtout, la direction à prendre pour découvrir ce fameux coin secret qu’il avait mentionné.

Appuyé contre sa voiture, Philip laisse le temps s’étirer, observant le mouvement régulier de sa montre qui marque chaque seconde qui passe. Cela doit faire une dizaine de minutes qu’il attend dans le petit parking du sentier. L'air est frais, légèrement humide. Évidemment, Philip a déjà tout son matériel de pêche prêt. Sa boîte à pêche déborde, pleine à craquer. Chaque compartiment de la boîte est optimisé au millimètre près, et la refermer relève presque de l'exploit. Ça se voit que c’est un grand amateur de pêche. Toutefois, il s’est abstenu d’amener son veston de pêche que lui a offert son père, il y a quatre ans. Non pas qu'il n'y soit pas attaché, bien au contraire. Mais il ne veut pas passer pour celui qui en fait trop, celui qui prend chaque sortie comme une expédition de vie ou de mort. De plus, il doit admettre que ce veston, bien que pratique, n'est pas vraiment ce que l'on pourrait appeler élégant. Un peu trop usé, un peu trop fonctionnel, il détonnerait dans ce cadre plus décontracté. Après tout, il ne compte pas partir pour une grande excursion de pêche. Bref, le soleil commence à monter, projetant des ombres allongées sur le sol, mais aucun signe d’Eilin pour l’instant. Devrait-il s’inquiéter ? Alors qu’il s'apprête à vérifier une nouvelle fois son téléphone, un bruit distinct se fait entendre. Des pneus crissent légèrement sur le gravier du sentier. Philip se redresse et son regard se tourne immédiatement vers l'origine du son. Une voiture s’approche, et au fur et à mesure qu’elle se rapproche, il reconnaît sans peine le visage d’Eilin. Leurs regards se croisent à travers le pare-brise, et un sourire de soulagement éclaire le visage de Philip. Elle est venue, finalement. Elle ne s’est pas désistée à la dernière minute. « C’est pas le meilleur coin de pêche pour rien. » répond-il lorsqu’elle lui explique la raison de son retard. Donald King l’a toujours dit. Plus c’est difficile à trouver, plus la pêche va être bonne. Ce n’est pas tout le monde qui a la volonté d’aller si loin. Il s’approche d’elle, un éclat taquin dans les yeux. « J’étais à ça… » dit-il, en laissant un mince espace entre son pouce et son index pour illustrer la petitesse de l’écart, « d’appeler mes collègues. » Il marque une pause, le sourire toujours présent, une manière de briser la glace après l’attente. « On a encore un petit dix minutes de marche, mais ça se fait bien, » annonce Philip avec un sourire encourageant.

Il jette un dernier coup d'œil à sa voiture, s’assurant qu’elle est bien verrouillée avant de se tourner vers son matériel. Il glisse la bandoulière des deux chaises de camping par-dessus son épaule. D'une main, il soulève sa boîte à pêche. De l’autre, il prend une glacière destinée aux poissons et attrape les deux cannes à pêche, soigneusement préparées à l’avance. Eilin, de son côté, semble tout aussi prête. Elle a pris la responsabilité de la nourriture et des boissons. Il n’avait vu aucune raison de s’y opposer, appréciant au contraire de voir qu’elle partageait son envie de rendre cette journée agréable et confortable. « Ce sera ta première pêche ? » demande Philip avec curiosité, tout en s'aventurant sur le petit sentier sinueux qui serpente à travers les bois. Le chemin est étroit, bordé de fougères et de buissons, et le bruissement des feuilles sous leurs pas crée une mélodie douce, presque apaisante. Il jette un coup d'œil en arrière pour s'assurer qu'Eilin suit bien, son regard à la fois attentif et bienveillant. Le sentier, bien que peu fréquenté, est suffisamment visible pour les guider sans difficulté, et bientôt, ils commencent à entendre le doux murmure de l'eau qui coule. L'anticipation de ce qui les attend au bout de ce chemin fait naître un léger sourire sur les lèvres de Philip. Lorsqu'ils arrivent finalement au bord de la rivière, la vue qui s'offre à eux est tout simplement magnifique. Bien que cette rivière ne soit pas un secret bien gardé, il y a quelque chose de spécial, presque magique, dans ce coin particulier. La lumière du soleil danse sur l’eau, créant des reflets d'or qui scintillent à la surface. Le courant est paisible, glissant lentement entre les rochers polis par le temps, et l'endroit est entouré d'arbres majestueux dont les branches forment un cadre naturel, offrant une ombre bienvenue. « T'entends ça ? » souffle-t-il, tendant l’oreille vers l’eau. « La paix. » Un rire doux échappe ses lèvres, alors qu’il dépose le matériel et installe les chaises de camping.

Eilin tenait toujours parole, et même si elle n’était peut-être pas toujours en avance, elle mettait un point d’honneur à honorer ses promesses. Et puis, elle était bien contente de profiter de cette escapade, de découvrir une nouvelle facette de Philip. La dernière fois, on ne pouvait dire qu’ils aient beaucoup eu le temps d’échanger, il était là pour le travail et rien d’autre. Mais aujourd’hui, peut-être pourrait-elle en apprendre davantage, elle était sincèrement curieuse de découvrir sa vie, avant qu’il n’entre dans la police et même pendant. Elle adorait ça, Eilin, les histoires de vie, elle pouvait écouter les autres durant des heures. Si sa curiosité pouvait parfois passer pour de l’impolitesse malsaine, elle ne pouvait s’en empêcher. « Je suis flattée que tu me le fasses découvrir, alors » se réjouit-elle avec un large sourire aux lèvres. Le coin n’était pas facile à trouver et d’ailleurs, ils avaient encore une dizaine de minutes de marche avant d’y parvenir. Ça ne dérangeait pas Eilin qui avait l’habitude de marcher et qui adorait ça, même si ce serait sûrement plus difficile avec toutes ses affaires, comme si elle partait pour trois jours. Elle lui emboîta donc le pas, le suivant sur le sentier, avant de répondre à sa question. « Non, pas exactement. Quand j’étais petite, mon père voulait qu’on sache pêcher, cuire le poisson, tout ça… » elle ne put s’empêcher de grimacer. Ce n’était pas le meilleur souvenir de sa vie, elle détestait ça. Le voir vider le poisson, notamment, lui restait cruellement en mémoire. « Il assurait que ça pourrait nous servir, un jour. Il disait qu’on devait apprendre toutes les techniques de survie en pleine nature, mais je n’ai jamais eu à les réutiliser, donc… oui, en quelque sorte, de ma vie d’adulte, c’est la première » Derek l’avait emmené une ou deux fois à la pêche, mais elle était restée bien loin du bord, à l’abri dans son siège pliant. Ainsi, elle était curieuse de découvrir ce que Philip comptait lui montrer, et peut-être quelques lointains souvenirs remonteraient à la surface.

L’odeur des bois était enivrante, Eilin adorait ce parfum. Une odeur puissante venue des arbres dont elle ne se lassait jamais. Elle tendit l’oreille et son regard s’éclaira. « On approche ! » s’enthousiasma-t-elle à la manière d’une enfant, en entendant le murmure de l’eau. A quoi s’attendait-elle, puisque c’était le but de l’expédition ? Ils débouchèrent sur la rivière et un large sourire se peignit sur son visage. Philip devait partager son ressenti, il semblait tout aussi heureux. Eilin, elle, était surtout heureuse de pouvoir enfin poser ses affaires et une fois que ce fut fait, elle se redressa, mains sur les hanches, pour contempler son environnement. « Je comprends que tu aimes venir là » la paix, voilà ce qu’il recherchait. « Tu emmènes souvent des gens ici ? » elle faillit dire femmes, mais elle craignit que sa question prête à confusion et préféra brasser plus large. « Par quoi on commence ? Je peux t’aider pour quelque chose ? » s’enquit-elle, impatiente. C’était lui l’expert, après tout, mais elle avait bien l’intention de ne pas faire tapisserie. Non, Eilin voulait participer, même si elle ne savait pas encore trop comment. L’idée de blesser ces pauvres poissons l’effrayait un peu, mais elle n’avait pas encore osé faire part de ses craintes à Philip. Elle avait donc gardé le silence, se disant qu’elle lui dirait après… mais l’après n’était jamais venu. Et maintenant, elle espérait ne pas passer pour une poule mouillée.