Les ateliers marchent bien. Alana se répète assez régulièrement cette phrase qui lui semble objective. Il y a eu du monde pour la première soirée, quelques taches de peinture sur les tables prêtées par la mairie dès cette première activité, des personnes sont revenues pour les séances suivantes et de nouvelles sont arrivées aussi. Surtout, elle n’a reçu que des remarques constructives, en plus de compliments qui lui sont allés droit au cœur. Dans sa programmation, elle a préféré commencer en douceur, organiser des séances suffisamment espacées dans le temps pour avoir elle aussi le temps d’y réfléchir, de les préparer autant que possible, d’apprendre de ce qu’il se passe réellement aussi lorsqu’elle se retrouve à proposer une consigne à un groupe. Inclure des activités musicales a toujours été inscrit dans son projet mais elle ne se sentait pas capable de commencer par cela. Elle se remet à peine à toucher au piano, avec beaucoup de maladresse ; et puis, elle pensait que les participants pourraient avoir plus tendance à s’auto-censurer en musique qu’en peinture par exemple. Les semaines ont passé, elle se répète : ça marche bien. On arrive à mi-août et voilà, elle a annoncé cela, se surprenant un peu elle-même comme si elle n’avait pas vraiment pesé le pour et le contre, que la décision s’imposait : ce soir-là, on fera de la musique, n’hésitez pas à ramener vos instruments pour ceux qui jouent, mais tout le monde est le bienvenu et pourra participer. Ça la stresse un peu. Les grandes tables du local sont poussées contre les murs, il ne reste que les chaises pour s’installer, elle a également un ordinateur branché sur des enceintes, un clavier, et deux cartons remplis de petits instruments qu’elle a chinés au cours de ces dernières semaines. Il faudra qu’elle les sorte, les mettre en vue donnera peut-être envie à une personne non musicienne de s’essayer à en jouer. Elle en est là, à regarder les deux cartons pour éviter de regarder l’horloge, parce que le fait est qu’il est l’heure passée de cinq minutes et que personne n’est encore arrivé. Ça ne s’est jamais produit. Qu’est-ce qu’elle doit en penser ? Alana se décide à se lever de sa chaise. Et là, comme par miracle, quelqu’un arrive. C’est une femme, elle ne la connaît pas, elle lui tend à son tour une poignée de main chaleureuse. « Bonsoir, bienvenue Leila, je suis Alana. » Très important, le regard direct, le sourire amical, le ton posé, même quand elle ne se sent pas très sûre d’elle il faut qu’elle en donne l’impression. Et que surtout, les gens qui viennent ici se sentent en confiance. Leila ne paraît pas intimidée mais quelque peu sur la réserve, ce qui est parfaitement normal puisqu’elle découvre l’endroit – et que l’endroit qui plus est, n’a jamais été aussi vide et silencieux. Alana est gênée par ce silence. « Je me souviens d’Edwin, je suis ravie qu’il vous ait donné envie de venir. » Elle lui désigne une chaise, si Leila souhaite s’installer, et reprend aussitôt : « On était un peu plus nombreux à cette heure-ci les dernières fois, on va attendre un peu pour voir combien on sera… c’est la première séance de musique, et l’atelier est ouvert à tout le monde, dans l’idée de s’exprimer à travers la musique quelle que soit ses compétences plutôt que d’apprendre à proprement parler. Mais je vois que vous, vous jouez ? » Donner l’impression, donner l’impression. Mettre à l’aise. Alana croit qu’elle ne s’en sort pas si mal.

Elle a beau être contente d’apprendre que l’un des participants a recommandé ses ateliers à quelqu’un qui n’était encore jamais venu ; elle a beau espérer encore que une ou plusieurs autres personnes vont entrer dans la salle d’une minute à une autre ; elle a beau dire qu’elle est ravie, elle a beau accueillir Leila en faisant des sourires, elle a beau essayer de paraître à son aise, en vérité, au fond d’elle, Alana croit qu’elle préférerait être seule en ce moment. Être toujours dans un silence profond et assise sur sa chaise à regarder nerveusement l’heure. Toute seule, c’est simple, pas besoin de cacher ses doutes. Pas besoin de prétendre. Là, il y a Leila, et c’est la première fois qu’elle vient, alors il faut qu’elle réussisse à la mettre à son aise, la convainque que ses ateliers sont tout à fait sérieux. « Vous doutiez ? » répond-t-elle, lorsque son interlocutrice souligne les talents de persuasion d’Edwin. En toute délicatesse, presque amusée. Comme pour l’inviter au dialogue, à exprimer ce qu’elle attend de la séance du soir, à parler de ses a priori aussi : c’est important pour elle, d’entendre tout cela, afin de s’adapter. Et comme Alana imagine que la nouvelle venue doit être perplexe devant la salle déserte et qu’elle veut donner l’impression de maîtriser un minimum ce qu’il se passe, elle déclare qu’elles vont attendre encore quelques minutes d’éventuels autres arrivants. Elle y croit de moins en moins, mais bon, il faut tenter de sauvegarder les apparences… et de trouver des raisons : « C’est le mois d’août, aussi… » et là, seulement en le disant, elle réalise à quel point le calcul était mauvais, de planifier la première séance de musique en plein dans cette période pour le moins creuse. Et elle s’en veut. Bon, mais il faut bien faire quelque chose n’est-ce pas ? Essayer du moins. Leila ne semble pas réticente à l’idée de discuter un peu de musique. « Du violon, c’est ça ? C’est un instrument magnifique. » Elle lui demande confirmation, même si elle pense bien avoir reconnu l’instrument au vu de la forme de l’étui. « Je joue du piano, pas très bien, pas bien du tout même pour être honnête ; j’ai arrêté pendant longtemps. » Le regard d’Alana ne darde plus vers la porte, que quelqu’un entre serait une belle surprise mais elle ne l’attend plus. Même si ce n’est pas du tout ce qu’elle avait prévu, elle apprécie cette conversation ; tant que Leila souhaitera la mener, elle continuera. « Merci. On essaie d’expérimenter des choses qu’on connaît plus ou moins pour s’exprimer un peu différemment ; souvent les productions sont vraiment surprenantes, et c’est assez libérateur de se laisser aller, de se surprendre soi-même. » Elle marque une pause. « Pour aujourd’hui, j’avais prévu qu’on commence par jouer ou par faire écouter un morceau qui nous plaît, le premier qui vous viendrait spontanément à l’esprit. Vous auriez choisi quoi ? »