Il s'est presque endormi. Sur le canapé du salon, il voulait surprendre Hailee à son retour mais, les heures passent et il commence à s'inquiéter. En entendant la porte d'entrée s'ouvrir enfin, son coeur sursaute. Il reste planqué dans le noir, essayant de cacher son sourire mais presque sûr qu'il luit dans la pénombre, on doit lui voir jusqu'aux oreilles. Il attend qu'Hailee passe devant pour allumer la lampe à côté du canapé, amusé de la prendre sur le fait comme une gamine ayant dépassé le couvre-feu. Bossy Jackie, huh ? Tell me more, tell me more. Mais Hailee trace, imperturbable, le bruit des escaliers raisonne derrière elle et Owen se retrouve face au vide. What the fuck ? Il hésite, monte quelques marches, regarde depuis le bas des escaliers -merde, est-ce qu'il a fait quelque chose ? La perspective que ce soit Jackie le convainc : il monte. Dans le couloir, approche prudemment de la porte de sa chambre, hésite encore, vraiment inquiet cette fois puis se ravise. C'est arrivé dans la sienne qu'il opte pour un message, dos contre la porte :

Owie ça va ?   Owie is typing...

Long soupire. Ses doigts s'agitent sur l'appareil, tapent des messages fantômes, impatients de voir une réponse s'afficher à l'écran.

Elle remonte la rue qui mène à leur maison, ce nid qu'elle aime tant habiter, si sécurisant qu'elle n'aurait quitté pour rien au monde... Sauf ce soir. Elle n'avait parcouru que quelques kilomètres pour atteindre le chalet abandonné et pourtant, dieu que du chemin avait été parcouru. Elle se rappelle la sensation de sa main contre celle de Jackie, la porte qu'elle lui a tenu, ces au revoirs chargés d'une sorte de tension. Elle en frissonne encore. Tout paraît irréel, surtout de rentrer chez soi après une telle soirée.
Elle arrive sur le perron de son domicile où aucune lumière ne transperce les fenêtres. Owen dort-il déjà? Etrange. En tout cas, là, elle espère juste qu'il soit au moins dans sa chambre. Elle passe enfin la porte qu'elle a pris soin d'ouvrir avec délicatesse, n'empêchant toutefois pas un grincement extrêmement facheux. Grimace. Elle avance à pas feutré jusqu'au salon, s'y mouve en catimini lorsque damn la petite lampe du canapé s'allume avec fracas, révélant un Owen encore plus malicieux que d'habitude. Elle se fige en le voyant ainsi, se glace lorsqu'elle entend ses mots; ne laisse absolument rien paraître surtout. Peut-être que si elle va sufisamment vite il pensera qu'elle ne l'a pas vu. Ou qu'elle est somnambule.
Plus rien ne fait sens ni n'a de logique. Soirée particulière. En tout cas, elle se dirige mutique vers les escaliers tel un robot. Escalier. Chambre. Porte refermée. Elle se laisse glisser péniblement contre cette dernière de façon plutôt dramatique. What a night. Elle sort son téléphone pour regarder ses messages. Pas un seul de Jackie pour le moment. Fallait-elle qu'elle le fasse? Pas tout de suite, malheureuse. L'écran se rallume. Oh? Oh c'est Owen. Evidemment que c'était son frère.

Hailee Je crois oui   Hailee is typing...

Owen aussi is typing... Comment lui dire? Elle qui voudrait tant lui dire. Mais que dire?

Hailee Je suis perdue...   Hailee is typing...

Ca défile dans sa tête au fur et à mesure qu'elle écrit et qu'elle efface. C'est le genre de conversation qui a lieu en face à face d'ordinaire mais elle n'en a simplement pas la force.  

Hailee Est ce que c'est normal que ça se réveille aussi tard?

Plus énigmatique, tu meurs. Owen pourrait-il capter le sens caché, très bien caché de cette question? Elle compte sur son sixième sens de grand frère, sur leur langage à eux, capable de déchiffrer l'implicite et l'indicible...  

Hailee is typing... O' ne réalise même pas que ses doigts sont sur le clavier, merde merde merde et ses mains tremblent tremblent tremblent, la peur d’avoir dit quelque chose, que le moment soit arrivé : ça y est, après toutes ses bêtises, est arrivée celle de trop, celle qui l’a vexée, agacée peut-être pour qu’elle monte si vite dans sa chambre, sans un regard pour lui. Et puis il y a Jackie ; si c’était elle ? Si elle avait dit quelque chose ? Elle ne le porte pas dans son cœur, croit le blond. Ils s’agacent d’un amour tout à fait mutuel. Je suis désolé. Il commence à taper ces quelques mots, dérisoires, ne sait même pas de quoi mais il l’est, oh il l'est ; pour elle il veut bien s’excuser de n’importe quoi. Quand la sentence tombe sur l’écran : Je suis perdue. Son cœur se brise, les milliers de petits morceaux tombent dans son estomac ; Hailee, Hailee sa petite sœur, est perdue. Il voudrait l’étreindre, accourir et lui dire c'est rien, je suis là, ça va aller, comme si ça arrangeait tout, comme la dernière fois qu’elle a pleuré ; c’était sur le canapé où il l’a attendue une partie de la nuit. Mais il reste là, pendu à l’écran.
Hailee is typing... Again and again. Owen l’imagine effacer ses messages, réécrire, effacer, réécrire. Perdue. Il songe, comme c’est étrange, les mots, quand il ne lui fait pas face, quand il n’y a pas de geste réconfortant, rien que des mots à trouver. Il comprend la difficulté que ça doit être pour elle, d’expliquer, à lui, à elle-même d'abord, mais pour lui tout de même. En fait il sait. Face à elle, il n’oserait pas plus la déranger, perturber ses pensées ; elles viennent en flot, elles assaillent, il faut les organiser. Il sait, il sait, il sait tout ça, et ça fait mal qu'Hailee le vive, maintenant, derrière la porte. Ça fait mal mais dans la douleur se dessine un sourire. Owen souffle un peu et quand l’explication arrive enfin, de l’autre côté de l’écran, ce n’est plus si grave. Il ne sait rien, O’, sûrement autant perdu qu’elle en cet instant, pourtant il sait. Qu'est-ce qui se réveille, en elle, ça ne lui prend que quelques secondes. Frère et sœur ont toujours su se comprendre. Oh. Oh. Nouvelle inspiration, lente, lente. Ça va aller. Puis il écrit calmement :

Owie Elle te plait ?

C'est la chose la plus pudique qu'il lui a demandé. Il en mesure toute la portée, le poids, la folie. Dans le processus, ses genoux ont plié. Le voilà accroupi contre la porte, elle continue de le soutenir quand sa tête cogne dessus. Cette fois, il pense : normal, l’ont ils été une fois ? Quelque chose l’a-t-elle seulement été, normale ?

Owie Y a rien de normal avec ces choses-là

Les choses de l’amour.
Au secours.

Elle lit enfin sa réponse. Bingo. En aurait-elle seulement douté? Jamais. Bingo, touché, dans le mille. La réponse qui n'est autre qu'une nouvelle question l'assomme presque. Est ce qu'elle me plaît? mime t-elle la bouche entrouverte. Si lui plaire c'est complètement révolutionner son rapport à l'autre, alors on peut dire que oui. Elle soupire longuement, toujours assise par terre contre la porte. Un soupire long et équivoque, matérialisant la longue bataille interne arrivant à sa fin: Jackie lui plaisait. Hailee aimait bien quelqu'un, et ça n'avait rien à avoir avec ce qu'elle avait vécu au lycée avec Tom.. ou bien Thomas, elle ne sait même plus. Elle savait encore moins désormais, Jackie semblant tout effacer sur son passage; et paradoxalement rendre tout plus clair.
Elle sent la porte craquer contre elle, comme une légère pression de l'autre côté. Elle penche la tête comme si elle pouvait voir à travers. Le voir à travers. Nouveau soupire, plus retenu, cette fois-ci de soulagement. Qui mieux que son grand frère pour la comprendre... Une vie sans lui, non merci.
Son second message la fait sourire cyniquement. Elle passe une main nerveuse dans ses cheveux. Dans quoi s'embarquait-elle? La peur au ventre la saisit d'un coup. Angoisse, culpabilité, honte.

Hailee J'ai peur   Hailee is typing...

C'est tout ce qu'elle arrive à écrire. Dans cet aveu, tout leur passé. Leur éducation morale et religieuse à l'opposé de ce qu'ils sont, toutes les intolérances intégrées dont elle souffre probablement encore. La peur de ne pas réussir à s'en extirper.
Une autre peur, moins facile à discerner: la peur de perdre. Owen et Arthur, Owen et ce qui semblait être l'éternelle souffrance. La peur de manquer éternellement.
Sa main lâche sa crinière pour se poser près de l'arrivée d'air sous la porte, comme si elle cherchait celle de son frère. Il est tout proche, sûrement déjà prêt à rentrer dès qu'il aurait le signal. Si elle donnait le signal.
Mais sans doute que ce soir elle aurait besoin d'encaisser toute seule.

Hailee Tu l'aimes bien toi?   Hailee is typing...

Comme si ça pouvait changer quoi que ce soit, anyway, elle était déjà au fond du rabbit hole. Mais comme toujours, son avis l'intéresse, et elle espère quelque part alléger ce moment. Lui, doit être mort d'inquiétude. C'est vrai qu'elle le challenge en ce moment. Crise d'ado à retardement? 

Le sang d'Hailee BOUILLONNE d'un coup dans ses veines. Première fois? L'expression est si porteuse de sous-entendus plus terrifiants les uns que les autres. En plus, c'est pas du tout la première fois de Jackie. C'est ce qu'elle a compris de leur discussion.

Hailee Jackie a pas vraiment l'air du type peureuse si tu veux mon avis...   Hailee is typing...

C'est vrai qu'elle a l'air d'être l'opposé de ça. Peureuse. Au contraire, elle est entreprenante, ingénieuse, totalement extravertie, attentionnée, s'exprime bien et a même un certain talent oratoire. Elle est tout ce qu'elle admire chez les autres, Jackie.
Un nouveau message surgit. De l'excitation? Elle a toujours eu du mal à lire les émotions des gens, Hailee. Alors les siennes à elle? Encore pire. Pourtant elle voyait ce qu'Owen voulait dire à ce sujet. Ce petit rictus impossible à cacher en la présence de la blonde, les mains légèrement moites à l'idée de la croiser à la Paroisse, son plexus solaire qui s'affole quand elle la voit, et qui s'éteint lorsqu'elle la remarque absente. Ca doit être ça, l'excitation.  

Hailee Je pense que oui, aussi   Hailee is typing...

Obligée de le reconnaître.
Mais qu'en pense son frère? Parait-il que les deux se connaissent.
Alors qu'elle tape son message, elle entend du mouvement derrière. Elle passe du chaud au froid instantanément, tandis que son sang se glace. Owen est-il... Elle se mord la lèvre jusqu'au sang, se redresse prête à forcer sa propre porte et trahir son besoin de rester seule quand elle lit sa réponse.
Le coeur manque un battement cette fois. Oh. Non. La brune panique légèrement, a du mal encore une fois à rationaliser en lisant la suite. OWEN N'AIME PAS JACKIE? Catastrophe. Fin de la mission? Inconcevable. Ses yeux se remplissent de larmes. Nouveau message. Tant mieux non? Elle bug un peu. Ouvre bien ses yeux brouillés pour relire. N'empèche pas un petit rire de forcer le passage de ses lèvres. "Ow..." souffle t-elle contre la porte.
Il lui faut quelques minutes pour réfléchir à ce qu'elle va répondre. Impossible de transposer son ressenti à l'écrit. Elle arriverait à peine à verbaliser s'il était devant elle, pour sûr.

Hailee Elle est...   Hailee is typing (pendant bien trois minutes)...

Hailee Impressionnante

Aller bon sang, Hailee.

Hailee Elle me fait l'effet d'un malaise vagal quand je la vois, mais dans le bon sens du terme. Elle a une voix très douce et sait bien raconter les choses, a toujours quelque chose à dire, du coup c'est pratique pour ... moi, enfin tu sais Elle me fait penser à toi un peu, dans le sens pas bizarre du terme

Elle grimace. Pourtant c'est le meilleur argument, vu l'adoration et l'admiration qu'elle voue à son frère.

Hailee Papa criserait tellement...

Elle ose l'humour, elle aussi. Si pour son frère ça marche, elle essaierait aussi. La pensée pour sa famille hante tellement son esprit depuis quelques temps qu'elle est obligée de les mentionner.

Le sous-entendu lui échappe. Toutes les premières fois font peur, toutes les rencontres sont une première fois. Le sourire en coin s’étire, pire que les larmes, si ça se trouve Hailee peut l’entendre plus fort derrière la porte.

Owie J'avais remarqué aussi

Owen is typing...

Peureuse, ce n’est pas ainsi qu’il décrirait la blonde, non, plutôt qui n’a peur de rien. Pas de lui, en tout cas, pour aller autant l’emmerder.

Owie On a tous la trouille quand il est question d’amour Même bossy Jackie est une grosse trouillarde ! Elle doit se refaire le film de votre soirée en ce moment même

Elle aussi. Lui vient une question idiote comme : a-t-elle un frère ? Ou quelqu’un qui y ressemble, qui l’embête peut-être en ce moment même, cognant à sa porte.
C’est drôle de pleurer quand on ne se sent pas triste. Il est heureux pour elle, O', de cette grande inconnue, ce grand vertige qu'elle vit. Il est heureux d'être là quand ça se produit. Il a peur aussi, sait à quel point ça fait peur, l’amour, comme il a dit. Elle n’a pas vu la grimace sur son visage en écrivant. C'est niais. C'est sûrement trop. Il sait à quel point ça fait peur, oui, pour eux un peu plus que les autres, et s’inquiète. Recroquevillé contre la porte, de son mètre 90 ne reste qu’une boule, la tête cachée dans ses genoux où les larmes coulent sans bruit.
Une seconde
Puis deux
Puis trois
Respire.
Ses yeux le brulent quand il relève la tête. Respire, respire.
Le nouveau message sur l’écran le rassure, il y a de l’excitation aussi.

Owie C'est bon signe

Bateau, inutile, ça n'aide en rien mais c'est vrai. L’imaginer le cœur qui bondit à la vue d’une autre est difficile, adorable pourtant, et le cœur d’Owen s’enthousiasme à son tour. Dommage qu’il ne la porte pas dedans, cette autre. Il ne mentirait pas à Hailee. Mais ce n’est pas grave, si ? À trop peser ses mots le temps passe et il est trop tard.
Dans la nuit qui étouffe, dans les larmes et l’angoisse, il tentera toujours de la faire rire. Sûr qu’elle a ri, tiens, il l’entend de l’autre côté du mur -il est trop fin, ou alors il l’imagine, tout de suite ça va mieux. Il veut bien faire un effort, O'. Elle est... Elle est... Qu’a donc Jackie de si exceptionnel ? Il attend. Pas exceptionnelle, impressionnante. Se pourrait qu'il ait souri. Ouais, il peut peut-être voir les choses comme ça. Il pique un peu, le sourire.
Hailee tape longtemps, Owen relit le message plusieurs fois, et puis... Elle me fait penser à toi. Un peu. C’est lui qui se marre, ce coup-ci. Rien n’a pu retenir ce petit rire-là. Trop tard, c'est bizarre. Il tape très vite :

Owie outch

 

Mais elle le connaît, il n’est pas sérieux, il n’y a pas que ça.

Owie Tu devrais lui dire, je suis sûr qu’elle apprécierait le compliment

 

Il en rêve presque ! Ça l'amuse le blond, forcément, eux qui ne se supportent pas. Ça doit marcher dans les deux sens. Mais il voit, d’une certaine façon, ce qu’Hailee veut dire. Plaisanter le protège du mal plus profond qu’il lit entre les lignes, ces choses qui ne sont pas faciles pour elle, cette souffrance dont elle parle rarement.

Owie Il n’y a que toi qui peut rendre un malaise vagal poétique

 

Ça lui ferait presque envie, à la lire, et peut-être qu’il s’y retrouve un peu, que ça lui parle. C’est loin et tout près, le malaise, il est juste là dans le fond de son ventre, s’il va chercher.

Owie Mais je vois ce que tu veux dire, c’est sûrement vrai, pour qu’on se chicane autant

 

Il doivent bien être un peu -trop les mêmes.

Papa.
Son cœur dérape. C’est comme s’ils avaient de nouveaux dix et cinq ans. Papa va se mettre en colère. Papa ne sera pas d’accord. Comme il n’y a qu’elle pour sublimer un malaise, elle seule peut le faire rire en parlant de lui.

Owie Papa on l’emmerde !

 

L’a-t-elle vu venir ? Owen ! Oui oui, il sait, laisse les doigts sur les lettres. Owen is typing... Comme ça, elle sait qu’il ne va pas s’arrêter à ça, quelque chose s’en vient qui lui fera peut-être oublier sa vulgarité. Quelque chose qu’il va chercher très loin et tout près à la fois, qu’il écrit avec beaucoup de précaution ; parce que c'est important, plus important que tout. C’est tout ce qu’il a jamais voulu lui dire, voulu entendre.

Owie C’est pas comme s’il se souciait de nos vies, de toute façon

Où est-il aujourd'hui, papa ?

Owie Le laisse pas lui ou ce qu’il nous a mis dans le crâne gamins t’empêcher de faire quoi que ce soit d'être qui tu es T'as le droit d’aimer qui tu veux, Hailee, t’as le droit de vivre ta vie comme tu l’entends

Ça lui semble lourd, tous ces mots qu’il voulait légers. On l’emmerde, ouais, on les emmerde tous. Elle ose rire Hailee, avec lui et ça le touche. Son cynisme, son ironie, elle ne les comprend pas toujours, ce soir il n’a pas envie de s’y adonner. Les mots sortent du cœur, étonnent peut-être, comme cet humour qui sauve un peu les meubles, qui fait respirer entre deux larmes et coups au ventre ; ils sont bruts et sincères, même quand il dit :

Owie Quand je pense que tout ce temps j’ai cru que c’était moi l’enfant terrible

Toujours sur la même note, très heureux de lui léguer le flambeau. Terribles, hors des clous. Hors du cadre. Pas hétéros, en somme, c’est tout. Est-ce ce que dirait papa ? Qu’il n’est pas si pire, finalement, ou que frère et sœur sont irrécupérables. Perdus. Il lui cracherait au visage, O’, sans même qu’il soit là il y a sa voix dans sa tête et il crache sur cette image mentale.