{ the ghosts you chase you never catch }
@Tristan Turner

Le nom était tombé sur l’écran, presque par hasard. Elle cherchait autre chose, Nova, ne sait plus qui ou quoi, ne fait que ça, chercher, à commencer par son frère. Pour le retrouver, un peu avant, un peu après, la boule au ventre, elle a lu sur la ville, a fait remonter les souvenirs, les histoires qu’elle entendait au lycée sur la secte. Déjà à l’époque, ça l’avait intéressée de près. Des souvenirs de lycée, aussi. Tout n’était pas mauvais. Tous ne l’étaient pas. Puis elle a vu son nom. Un article de la presse locale. Derrière son écran, sur le lit de l’auberge où elle emménageait à peine, croit-elle se souvenir, oui, c'est ça, elle était sur son lit, il faisait sombre dehors et comme souvent elle ne dormait pas. Le cœur, le cerveau, la douleur dans l’estomac, rien ne la laisse jamais tranquille. C’est pire la nuit, il n’y a pas grand chose pour la distraire, même Poe dort -c'est un comble, que cet article sur l’écran de son ordinateur. La lumière dans la pièce obscure l’aveugle, ses yeux brûlent ; ce n’est pas la lumière bleue, ce sont les larmes qui lui montent, recroquevillée contre ses jambes. Gabe est présumé mort. Tout ce qu’elle pense sur l’instant c'est encore un autre. Elle se sent coupable et elle trouve ça vulgaire, déplacé. Gabriel, elle l'a abandonné, laissé derrière, oublié. Focalisée sur Levi -c’est tellement terrible ce qu’elle a fait- elle en a oublié les autres, Freya, Gabriel. Ils étaient ses amis. Ils étaient importants. Elle ne les a jamais revus. Elle n’a jamais donné de nouvelles. Mais c'est moins pire, un ex-copain qu’un frère, pas vrai ? Elle ne sait plus, maintenant, parce que Gabriel est décédé. Disparu en mer, ça semble écrit pour elle. Des disparus, des naufragés, fantômes hantant les phares de côtes obscures et hostiles, il y en a plein ses livres, ils sont entassés en piles sur le parquet de sa petite chambre -faute de place, faute d’incertitude : restera-t-elle ici ? En attendant de le savoir, elle n’investît pas trop l’espace ; il ne faudrait pas prendre ses aises. Dans ses histoires tragiques, ambiance gothique, sûr qu’il y a une femme tout de noir vêtue pour attendre le retour de l’homme à la mer, elle attend prostrée sur le bord de la falaise -dans les dernières pages elle finira par s’y jeter, l’âme insondable elle attend le retour de l’être aimé que les vagues lui ont pris. Mais c'est Gabe, le disparu. Il est bien réel, et Nova n’a rien d’une dame en noir. Elle n’a même jamais été sa dame, la pensée arrive encore à la faire sourire.  
Après encore un autre elle s’est dit j’arrive trop tard. C’est tout aussi déplacé mais peut-être, oui, peut-être… Dans son fort intérieur, l’intime conviction qu’elle devrait parler à son frère. Le besoin de comprendre. Elle n’a pas été présente pour lui, elle n’est pas venue dire adieu, elle ne l’a pas consolé. Mais c’est un si gros deuil, un frère, elle peut encore pas vrai ? Elle peut au moins s’assurer qu’il va bien, savoir ce qu’il devient, lui. Elle peut peut-être aider, Nova, réparer quelque chose. Convaincue, au fond, de pouvoir tout réparer. C’est son pire défaut, la part d’égo qu’elle porte un peu trop haut, je gère, je peux le faire, je vais l’aider.

Il lui a fallu plusieurs semaines pour repenser à Tristan, pour vraiment le faire, sortir de sa chambre et se rendre au restaurant où il travaille. Une fois devant l’établissement, elle est incapable d’en franchir le seuil. Elle a pourtant pensé à tout, tout ce qu’elle pourra lui dire, tout ce qu’on peut dire à quelqu’un qui a perdu son frère -ça fait des années maintenant. Se souviendra-t-il seulement d’elle ? Tu sais, Nova, si j’avais été normale et un peu plus sympa, j’aurais accepté de sortir avec lui, on serait peut-être marié et on aurait trois gamins aujourd’hui, peut-être même qu’il serait heureux tiens, oui, on aurait une vie formidable, mais j’étais trop fière et trop sauvage, j’avais peur et je suis partie. Je ne lui ai même pas dit au revoir, je ne l’ai même pas quitté. Je regrette Tristan. Et toi, alors, qu’est-ce que tu deviens ? T’as vachement grandi dis donc, je t’aurais pas reconnu. Je te paye un verre en souvenir du bon vieux temps ? Tout ce dialogue, toute cette scène se joue dans sa tête, et tout ce temps elle regarde, réfléchit, s’égare, mais elle ne rentre toujours pas. Tant qu’elle ne fait pas demi-tour, qu’elle reste là, elle ne manque pas de courage, ce n’est pas de sa faute, l’établissement va fermer, c'est vrai qu’elle est arrivée un peu tard, elle reviendra pour le service du soir, ou elle reviendra demain, si elle peut. Nova ? Qui peut bien la connaître, ici. Un jeune homme sort du restaurant. En plein milieu de sa rêverie, de son hésitation, elle n’a pas entendu la porte faire du bruit, le son de la clochette qu’elle s’attend à entendre retentir dans tous les commerces. Le jeune homme c’est Tristan. En fait, se retrouver face à lui la soulage, elle s’en rend compte instantanément et elle rit, tout à l’intérieur d’elle : c'est vrai qu’il a grandi, songe qu’elle doit avoir l’air d’une gourde pour qu’il précise être le frère de Gabe. Gabriel. Comme si elle en connaissait un tas des Gabriel, Gabe, Gaby. « Oui, je m'en souviens. » Les voix s’étranglent. Il va pleurer, Tristan, invoque une poussière dans l’œil. C’est faux bien sûr, mais force Nova à retrouver une contenance. « Tu veux un mouchoir ? » Elle fouille déjà dans son sac pour sortir le paquet. « Tiens » Tiens, prends, prends tout le paquet même, si elle peut se rendre utile, si elle peut aider. Tristan a les yeux cachés, elle en profite pour parler, dire quelque chose, n’importe quoi, comme si tout allait bien. « J’ai appris pour… » Gabriel. « Je voulais te présenter mes condoléances, et mes excuses aussi. Je… » Lui revient trop tard qu’il n’est que disparu. Voudrait-elle le croire mort, à sa place ? Et donc, elle…? « Ça va aller ? » Se dérobe, apparement. Elle le regarde, prend un peu mieux conscience de son trouble et se demande : c'est Gabe ? c'est moi ? Regarde autour d’eux s’il n’y aurait pas une autre raison qui traine, quelque chose qui lui aurait échappé.