La commémoration organisée pour les trente ans du suicide collectif avait attiré du monde. Bien plus que Mike ne l’aurait cru, il y avait là non seulement des habitants, mais aussi des gens de l’extérieurs, peut-être même des touristes curieux. Lui était venu, en partie pour commémorer la mémoire de ce père qu’au final il ne connaissait pas tant que ça, et peut-être aussi pour tenter de comprendre ce qu’il s’était passé, en ce début juillet 1985. Sa grand-mère était avec lui, Ruth Lemay était elle plus venue parce qu’elle était une bonne chrétienne et qu’il fallait bien prier pour le salut de ces âmes perdues, que parce qu’elle se souciait vraiment de ce lâche qui avait faillit entrainer sa fille dans ce marasme, trente ans plus tôt. Par chance, Laura avait eu un peu plus de jugeote que son mari.

Mike avisa la décoration de la vieille grange, ce lieu où son père était mort, ainsi que le buffet et les serveurs. Commémorait-on réellement la mémoire des victimes ou était-ce un banquet ? Pour le coup, il trouvait cette abondance de nourriture et de champagne un peu mal venue. Gram’s finit par lâcher son bras pour l’abandonner, déclarant rejoindre des amies qu’elle avait repéré. Et lui, qui n’avait certainement pas envie de se faire happé par le club du troisième âge, la laissa filer et se retrouva seul au milieu de tout ce monde. Il finit par prendre une coupe de champagne, plus pour avoir quelque chose dans les mains et éviter d’avoir l’air idiot que parce qu’il en avait réellement envie. Alma n’avait pas prévu de venir aux dernières nouvelles, il ne pourrait même pas lui coller au basques pour éviter de se retrouver seul parmi tous ces visages inconnus.

Robin était bien décidée à s’intégrer davantage à la vie de Redwood Hills, si bien qu’elle avait décidé pour l’occasion de se rendre au trentième anniversaire de la Rose Lunaire, parce que, même si elle peinait à croire à tout ce qui s’était passé, la secte appartenait quand même à l’histoire de sa ville. Elle avait fait un effort vestimentaire pour l’occasion, arborant un chemisier et un pantalon plus léger que ses jeans habituels, mais jamais elle ne porterait de robe, cet instrument de torture ! Elle s’avança donc, seule, en direction du buffet et des coupes de champagne, avec la ferme intention de se saouler pour oublier sa solitude. C’était un peu trop solennel à son goût mais soit, il fallait bien ravir tout le monde, elle n’était pas en position pour chipoter. Elle aperçut deux hommes qu’elle ne connaissait pas et, décidée à ne pas passer pour l’asociale de service – pour changer – elle attrapa une coupe de champagne et se tourna vers eux, avec un sourire de connivence « A la vôtre ! » Avec un peu de chance, ils boiraient à trois. Bon d’accord, c’était une entrée en matière peut-être un peu étrange, mais ça ressemblait tout à fait à Robin, de mettre le deux pieds dans le plat en se moquant des conséquences. « J’espère qu’il n’y aura pas de long discours, c’est toujours barbant ces trucs-là »

Elle souriait maintenant, pour masquer son sentiment d’être un peu stupide sur les bords, et se présenta d’un air jovial. « Robin Myers, au cas où, ça peut toujours servir ». Elle aimait ce genre de rassemblements, ça lui permettait de rencontrer du monde et ce n’était pas plus mal. Un jour ou l’autre, elle finirait bien par connaître toute la ville !

Finalement, il ne resta pas seul bien longtemps. Un homme se porta à sa rencontre, commentant non sans une certaine dose d’ironie – du moins espérait-il que c’était bien de l’ironie – combien il avait l’air ravi d’être là. Ses lèvres se fendirent d’un sourire en coin, et il retint un soupir las. « Autant qu’on peut l’être en commémorant la mort de son géniteur. Mais je pourrais vous retourner la question. » Finalement, le champagne n’était pas de trop, quoiqu’il aurait préféré quelque chose d’un peu plus fort. « Ils en ont peut-être un peu trop fait, non ? » D’un regard, il balaya la décoration outrageusement fleurie. C’était bien de ne pas oublier, pour ne pas refaire les mêmes erreurs, mais bon, c’était peut-être un peu trop à son goût.

Une jeune femme s’ajouta à leur groupe – si on peut appeler deux personnes un groupe – et trinqua à leur santé avec sa coupe de champagne. Mike la suivit, portant finalement la coupe à ses lèvres, le liquide pétillant lui piquant la langue et la gorge. La petite brune fit un commentaire sur la longueur possible d’un potentiel discours et l’inspecteur espéra de son côté qu’il n’y aurait pas de discours du tout. Mais c’était sans doute trop demandé. Elle se présenta alors – Robin Myers – et il crut bon de faire de même. « Mike Fleming. » En relevant les yeux, il crut apercevoir la silhouette familière de la pâtissière de la ville, mais elle s’était détournée et, aux vues de leurs derniers échanges, il ne se risquerait pas à l’aborder de toute manière. Une quatrième personne rejoignit leur groupe, une blonde qui à vu de nez devait avoir l’âge d’Alma, ou même être un peu plus jeune. Son entrée en matière, lui arracha un sourire amusé face à son air exaspéré. « Certains ont peut-être besoin de ça. Quoique je soupçonne aussi la municipalité de chercher à attirer toujours plus de touristes en quête de mystère à résoudre. »