Katey relève légèrement son menton, et à cette seconde elle a l’impression d’être invincible. Invincible, parce que contrairement à ce que dit Oscar, elle ne pense pas pouvoir ressentir de la déception un jour. C’est une émotion qui lui est étrangère. Elle se réjouit tellement de tout ! « Je ne crois pas » se contente-t-elle toutefois de répondre, juste avant qu’il enchaîne à propos de ses voisins. Leurs conceptions la choquent, mais elle essaie de n’en rien laisser paraître. « Tout le monde en a un » proteste-t-elle. C’est juste avant que ne se pose la question de ce qu’ils doivent ramener dans la salle pour justifier leur incursion dans la réserve. Elle panique. Oscar vient lui tapoter l’épaule comme s’il voulait la réconforter, et ce faisant il lui assure que non, ce n’est pas grave s’ils reviennent les mains vides. Mais Katey est en train de s’imaginer la scène, les regards de tous les participants au groupe de parole posés sur eux – car dans sa vision ils sont déjà tous arrivés, et les contemplent de leurs chaises dans une attitude de jugement. A-t-elle quoi que ce soit à se reprocher ? Elle a menti, d’accord, elle a dû trouver un prétexte pour qu’Oscar vienne dans la réserve avec elle et ce n’était pas bien. Pendant qu’elle fait son auto-critique, le brun s’apprête à ouvrir la porte… et la poignée lui reste dans la main. Katey ouvre des yeux énormes en voyant cela. Elle est saisie, horrifiée et se rappelle à l’instant qu’elle s’est rendue coupable d’un autre mensonge, au départ : elle n’avait pas dit à Oscar qu’ils iraient à l’église. Est-ce que ce qu’il se passe est sa punition ?
Que vont-ils faire ? Son premier réflexe serait de se jeter sur la porte, de taper dessus et d’appeler à l’aide ; mais son compagnon d’infortune suggère une autre option : passer par la fenêtre. Kate se retourne et l’observe une ou deux secondes. « C’est… c’est haut, non ? » Comme irrésistiblement attirée malgré elle, elle s’approche de la vitre à pas lents, et essaie de jauger la hauteur. En même temps c’est comme si elle avait un réveil dans la tête, un réveil qui marquerait le passage du temps en faisant de bruyants tic-tacs. Elle n’a aucune idée depuis combien de temps ils sont dans cette réserve mais quelque chose lui souffle que ça fait déjà trop longtemps. Elle ne peut pas abandonner les autres participants… « Je dois y aller ? Il faut que tu m’aides » dit-elle d’une voix un peu tremblante. Elle n’est pas très sûre de son équilibre et puis, est-ce qu’elle n’a pas le vertige, déjà ? Elle expire un grand coup en clignant des paupières, tout va bien se passer. Lorsqu’elle les rouvre, juchée sur le rebord de la fenêtre, elle réalise quelque chose. « Oscar… » Il y a un énorme buisson juste en dessous ! Elle va tomber dedans !

C’est comme si elle n’entendait pas les paroles d’Oscar. Il lui dit, les mots frôlent ses tympans, il lui dit qu’il n’y a pas de danger, en gros, mais elle est paniquée. C’est si haut, le bord de cette fenêtre… Elle n’a pas le temps de rétorquer qu’elle n’est pas du tout de son avis qu’il la saisit par la taille et l’aide à s’élever – elle a la sensation d’être dans un ascenseur et de monter au dix millième étage. Pas si haut, vraiment ? Elle fait ce qu’elle n’aurait jamais dû faire, regarder vers le bas, et alors elle a envie de faire un pas en arrière pour reculer. Heureusement qu’elle est trop tétanisée pour bouger, autrement elle serait tombée sur Oscar vu la minceur du rebord. Tétanisée ? Katey a l’impression qu’elle tangue. Elle aperçoit juste le buisson en-dessous de la fenêtre, imagine comme ça pourrait faire mal que de tomber dedans et tout d’un coup elle ne sait pas ce qu’il a bien pu se passer, elle se retrouve à chuter.
En chute libre.
Enfin, ça ne dure pas très longtemps. Elle atterrit comme prévu en plein milieu du buisson, et elle ne réalise pas encore qu’elle est tombée et qu’elle a mal un peu partout qu’elle entend la voix d’Oscar et relève la tête dans sa direction. Vivante, oui. Mais un peu sous le choc. Elle ne trouve pas comment formuler cela sur le moment et c’est déjà, encore une fois trop tard. Son rire léger parvient à ses oreilles, elle le voit remuer puis brusquement il se retrouve à côté d’elle.
Et là seulement le temps semble se distendre.
Il est passé trop vite jusqu’ici, elle n’a fait que subir après coup les évènements. Mais à présent, Katey goûte chaque seconde comme si elle durait une minute. Elle suit les moindres mouvements d’Oscar des yeux. Elle l’entend rire de nouveau, et la phrase qu’il prononce résonne agréablement dans sa tête. Déphasée, perturbée, elle répond : « Je te l’avais dit », comme si son but était d’avoir raison à tout prix et qu’il le reconnaisse. Elle secoue légèrement la tête pour chasser ces paroles et l’évidence la frappe tout de suite après. « Tu te moques de moi encore. » Évidemment, ce qu’elle peut être naïve. La petite moue qu’elle affiche révèle qu’elle est tout de même un peu contrariée par ce constat, Oscar ne fait que rire de ce qui compte pour elle, évidemment que leur mésaventure avec la porte le ravit. Ceci lui rappelle qu’ils sont attendus dans la salle, et le stress revient lui mordre le cœur. Sans réfléchir, elle prend la main d’Oscar. « On y va ? » Elle rencontre son regard et de nouveau les secondes semblent plus lentes. Elle n’est plus contrariée ni stressée. Quelque chose, quelque part, lui souffle qu’elle aimerait encore entendre le son de son rire.

Un puissant sentiment de soulagement lui envahit tout d’un coup la poitrine. C’est comme une vague qui s’engouffrerait dans une caverne, balayant tout sur son passage. Il a dit qu’il se moque de tout le monde… Il a dit ça… Elle, quelque part, ça la chagrinait de penser qu’il la trouvait stupide, même si elle ne lui en voulait pas. Mais avec cette simple déclaration, il vient de lui faire comprendre qu’il n’en a pas après elle, que c’est sa philosophie de vie, tout bêtement. Plongée dans son regard, Katey semble découvrir des profondeurs insoupçonnées à l’univers. Une pulsion lui prend le ventre, elle a envie de se pencher, de réduire à néant l’espace qui les sépare, et elle a toujours cru que les pulsions sont pures, comme fruits d’une inspiration divine mais elle n’a pas le temps de suivre cet instinct. Oscar lâche à ce moment-là son menton et elle saisit presque aussitôt sa main, ayant en une seconde ravalé ses envies folles et prête à l’entraîner. « À… au, tu sais… » Ne serait-ce pas qu’elle en perdrait les mots ?
C’est alors qu’un drôle de bruit se fait entendre, un bruit de… craquement. Ses joues tournent presque au pourpre en un instant, tant elle a peur que ce soit l’un de ses propres vêtements qui ait produit ce bruit mais elle voit en même temps Oscar se débattre avec le buisson et jeter un coup d’œil à l’arrière de son pantalon. Ouf. Ce n’est pas elle. Toutefois, la rougeur ne disparaît pas tout à fait de ses joues quand il se retourne et lui demande de regarder. Elle mord sa lèvre inférieure. « Oui » souffle-t-elle. Elle reprend la parole en même temps qu’Oscar, pour dire quelque chose d’à peu près similaire qui plus est. « Tu ne peux pas… » Elle s’arrête, le regarde, c’est drôle qu’ils aient pensé à ça au même moment – à moins que ce ne soit qu’une évidence ? Bon, ils sont d’accord tous les deux pour une fois, ce n’est pas une tenue appropriée pour retourner dans la salle. Katey réfléchit très vite. « Il doit nous rester des vêtements donnés, quelque part. On pourrait trouver quelque chose à ta taille… » Où sont-ils, ces vêtements ? Dans la réserve, croit-elle, rangés dans de grands sacs mis dans un coin. Elle se demande si on peut encore ouvrir la porte de la réserve de l’extérieur et ce que penseront toutes les personnes présentes dans la salle en les voyant revenir puis retourner là-bas. Persuadée qu’Oscar suit son cheminement de pensée, elle ajoute : « Je leur dirai la vérité. C’est plus simple. Enfin, si tu veux… si tu veux rester. Je ne te force pas. » Elle ose de nouveau le regarder dans les yeux, attendant son verdict. Elle l’a peut-être amené de force à l’église mais quelque chose lui a fait comprendre, au cours de leurs tribulations, que tout cela ne rimait pas à grand-chose, que ce n’est pas participer à une séance du groupe de parole qui va changer Oscar. Et même… veut-elle vraiment qu’il change ?

Après avoir acquiescé pour signifier à Oscar que oui, les vêtements donnés doivent bien se trouver dans la réserve, Katey balbutie quelque chose d’inintelligible en réponse à sa question, même s’il l’a très visiblement posée dans le but de lui faire perdre une nouvelle fois ses moyens. Enfin, elle lui demande s’il veut rester, car elle ne compte plus employer tous les moyens imaginables pour qu’il assiste au groupe de parole. C’est bien son désir qu’elle lui demande d’exprimer, d’ores et déjà résignée à l’idée qu’il va partir, s’en aller et reprendre le chemin de chez lui, la laisser seule retourner à l’intérieur du bâtiment. Elle est surprise qu’il déclare sans hésiter une seule seconde avoir l’intention de rester, pour voir ce qu’est le groupe de parole, pense-t-elle, toute naïve, et induite en erreur par les mots qu’il a prononcé. Le voilà qui attrape sa main et qui l’entraîne dans l’église. Elle est trop concentrée sur la sensation chaude de cette main autour de la sienne pour saisir au vol, dans un premier temps, les regards qui se posent sur eux quand ils franchissent le seuil. Depuis combien de temps sont-ils partis ? Les a-t-on beaucoup attendus ? Katey se sent paralysée, quelque part, et pendant quelques secondes incapable de faire sortir le moindre son, surtout pas un bonjour sur un ton aussi jovial qu’Oscar. Oscar, le voilà justement qui s’écarte d’elle pour s’en aller vers la réserve. Elle est toute seule et les regards lui pèsent. « Excusez-nous, il y a eu un problème… de porte. » Sa voix se meurt tandis qu’elle prononce ces derniers mots, et elle se sent rougir de manière terrible. La vérité, la vérité n’est pas toujours la plus simple à présenter. Les secondes s’étirent, elle se sent rapetisser au centre du cercle formé par les participants et elle avale sa salive, consciente qu’elle doit continuer et raconter la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Mais les regards se tournent alors ailleurs.
Oscar a fait une nouvelle entrée fracassante. En caleçon.
Katey porte une main à sa bouche pour masquer sa stupeur. Mais on peut aisément la lire dans ses yeux écarquillés, et c’est sans doute ce que remarquent toutes les personnes présentes qui se retournent vers elle. Réagir. Réagir, vite et bien. D’une voix blanche, elle finit par lancer : « Tu as peur des souris ? » Elle ne sait plus très bien si elle est rouge ou pâle. Et ne sait pas non plus ce qu’elle doit faire – un jour quelqu’un a essayé de lui définir ce qu’est un bug informatique, et elle aurait sans doute mieux compris si elle avait vécu ce qu’elle est en train de vivre à ce moment-là. Son cerveau est à l’arrêt, mais au bout de plusieurs secondes elle se rappelle qu’elle est en charge d’animer le groupe, qu’elle doit aussi gérer les imprévus, qu’il faut qu’elle gère, donc. « Est-ce que quelqu’un… non, je vais aller voir. » Rassemblant toutes ses forces, elle s’avance en direction de la réserve, d’Oscar. Et attrape au vol un regard que Joseph Milgun lance à sa voisine de chaise, sans en comprendre la teneur. Lorsqu’elle pénètre de nouveau dans la réserve, la première chose que Katey voit, ce sont les sacs de vêtements donnés. Elle s’en approche et croise les iris d’Oscar pour la première fois depuis… son coup d’éclat. « Tu ne les avais pas trouvés ? » demande-t-elle tout doucement. « Tu aurais pu me demander, tu sais, au lieu de… » Elle ne finit pas sa phrase. Repenser à ce qu’il vient juste de se passer la trouble encore trop.

Elle ne doute pas de sa parole : s’il dit qu’il a vu une souris c’est qu’il devait y en avoir une. Et comme elle est seule responsable du groupe aujourd’hui et qu’elle se sent responsable d’Oscar aussi, étant donné qu’elle l’a plus ou moins piégé pour le forcer à venir – elle n’aime vraiment pas penser ces mots – elle déclare qu’elle va s’en occuper et s’avance vers la réserve, très droite, les poings serrés le long des hanches, le regard fixé au-dessus de la tête du facteur, elle n’oserait pas, n’oserait jamais le détailler de nouveau de haut en bas comme elle l’a fait quelques secondes plus tôt sous le coup de la surprise. Dès qu’elle cligne des paupières, cette image incongrue lui revient… elle voudrait la chasser pour de bon, tout oublier, ne plus entendre ses battements de cœur mais voilà, sa raison en faillite se débat dans la mer et même lorsqu’elle parvient à reprendre la parole d’un ton posé, les sacs de vêtements à la main, elle n’est pas persuadée d’avoir gagné le combat. Oh, tout ce qui est arrivé est de sa faute, de cela elle en est sûre. « Je suis désolée Oscar, je ne voulais pas… je ne voulais pas dire que tu te moques tout le temps, ce n’est pas ce que je pense de toi… » Elle s’étrangle avec ses propres paroles, il semble que son corps veuille la forcer à se montrer complètement transparente et honnête. « … enfin je t’avoue que si, un peu, enfin, j’ai un peu l’impression que tu tournes tout en dérision mais… je sais que tu n’es pas méchant et que tu vaux mieux que ça. Et je suis désolée si je t’ai fait de la peine. Vraiment. » Un air sincèrement peiné est plaqué sur sa figure, tandis que sans qu’elle s’en rende compte, ses deux yeux sont posés un peu trop bas… ce n’est pas de sa faute, les gestes attirent bien malgré soi et Oscar est en train d’enfiler un pantalon ! « Il te va, tu seras bien avec ? » Katey n’a pas idée que dans la situation présente, son souci constant du bien-être d’autrui peut sembler ridicule. Et l’innocente fait un pas en avant, sourcils froncés et l’expression inquiète pour ajouter d’une voix basse : « Je me sens très mal à l’aise devant les autres, comme s’ils pensaient des choses… je ne sais pas quoi, on a rien fait de mal ! » Est-ce qu’elle attend qu’il la rassure ? Qu’il lui dise que pour une fois qu’elle pressent quelque chose qui n’a pas été formulé à voix haute, elle se trompe du tout au tout ? Elle aimerait tant qu’il renchérisse, ne sois pas bête, quelles choses peuvent-ils penser ? Mais Oscar évoque de nouveau la souris et elle reporte son attention sur ce problème dont elle n’a jamais douté de l’existence. Fouillant le sol à sa recherche, elle réfléchit quelques secondes. « Je signalerai qu’il y en a une » déclare-t-elle, ne voyant pas ce qu’elle pourrait faire dans l’immédiat à mains nues. C’est alors, seulement alors qu’elle réalise à quel point ils sont proches tous les deux, et son cœur semble repartir de plus belle. Elle se sent prisonnière d’une bulle, drôle de bulle hors du temps où il n’existe que la présence d’Oscar, la voix d’Oscar, les yeux d’Oscar…
Oscar veut la tenter. Il propose un marché, passer par la fenêtre une nouvelle fois, en échange de sa bonne conduite pendant le reste de la séance, et elle ne sait pas quoi penser. « Pourquoi pas par la porte ? » demande-t-elle d’une voix blanche. S’il a bien une raison à opposer à cela… D’un côté, on lui crie : ne fais pas ça, de l’autre on lui souffle : pourquoi pas ? C’est une cacophonie incroyable dans son crâne, et au milieu de ce chaos des mots parviennent tout de même à lui monter aux lèvres, lentement, ça lui est difficile d’articuler. « Tu promets ? » Oh non, est-ce que c’est le bon choix, quelle est cette force irrésistible qui l’entraîne sur cette pente. « Et tu viens avec moi, et tu me tiens la main ? » Il ne s’agirait pas qu’il la laisse faire le grand saut toute seule… elle n’a plus peur de la hauteur sous la fenêtre, pas plus qu’elle a jamais craint la vision d’une souris, ayant vécu une bonne partie de sa vie dans une ferme. C’est elle-même qu’elle redoute, en fait. « Oscar, je… je crois que je, que je suis… pas complètement… désintéressée. » Ce mot final, il sonne comme un gros mot à ses oreilles.