Ne dit-on pas de la superstition qu’elle est la religion des âmes faibles ? Lesquelles étaient assurément très bien représentées ici, à Redwood Hills. Chaque début d’été voyait se jouer la même farce – encore, et encore. Discours, veillées, commémorations… L’espace d’une journée – le trois juillet – les suicidés de mille neuf cent quatre-vingt cinq se voyaient absous de leur crime. Brebis galeuses le reste de l’année, le devoir de mémoire les transformait provisoirement en un troupeau d’agneaux, sacrifiés sur l’autel de la folie d’un homme – Joy. Lequel mangeait les pissenlits par la racine, depuis déjà quelques années. Pas de quoi, cela dit, décourager tous les superstitieux que l’on voyait se lamenter d’un bout à l’autre de la ville, les traits parés d’un air grave et sérieux. Ce rituel – renouvelé chaque année – insupportait Caly, tant et si bien que la jeune femme mettait souvent les voiles pour le week-end, le temps que l’hystérie retombe. Une fois n’est pas coutume, une affaire urgente l’avait convaincue de rester. De quoi justifier sa présence sur le perron de cette jolie villa de Lilac Road, en cette fin de matinée, aux côtés de son hôte – Jolene Reed, l’air manifestement agitée et contrariée. La mexicaine était prête à prendre congés quand elle crut discerner au loin une silhouette familière, marchant à leur rencontre. Lord Stanhope. Il ne manquait décidément plus que lui pour parfaire ce tableau de ce qui pouvait être qualifié d’une journée… de merde, oui. Ne restait plus qu’à saluer Jolene, et la convaincre de rentrer chez elle – avant que la conversation s’engage avec celui qui ne manquerait pas de s’y greffer, pour sûr.

« L’homme qui tombe à pic. » ironisait déjà la mexicaine, en même temps que de s’engager dans l’allée, à la rencontre de ce visiteur impromptu – et importun. Craignait-il pour la santé et la sécurité de sa voisine ? Archibald avait tout du bon samaritain – dans sa version la plus caricaturale et horripilante. « Un an de prison et quarante-cinq mille dollars d’amende. » renchérit notre jolie brune, bien décidée à inverser le rapport de force, avant même le début de ce qu’elle devinait être une passe d’armes en bonne et due forme – de celles dont ils avaient tous les deux le secret. Et de préciser sa pensée : « C’est ce qu’on risque, pour ne pas avoir respecté la vie privée de son voisin. » Ne dit-on pas qu’un homme averti en vaut deux ? Restait à découvrir ce qui avait bien pu pousser son altesse à quitter son château pour venir la saluer. Quelque chose lui soufflait que ce n'était pas pour le simple plaisir de lui faire la conversation.

@Archibald Stanhope

Tout ce qui concernait la Fondation avait toujours été périlleux, ne serait-ce que parce que l’unanimité était impossible. La plupart se gardaient d’en parler directement, mais certains s’y risquaient à l’occasion : j’étais un étranger. Pour les habitants de Redwood Hills, ce terme n’avait rien à voir avec les origines d’une personne. Il était toujours implicitement question de ce trois juillet mille neuf cent quatre-vingt cinq et de la légitimité qu’une famille avait à en parler. Le sang de la famille Stanhope n’avait pas coulé en ce jour sombre. Pourtant, il l’avait fait bien des années plus tard, alors que l’on avait arraché à l’un de mes frères la personne qui lui était le plus chère. Mon autre frère, lui, avait été marqué jusque dans sa chair. Par alliance, aurais-je pu opposer. Gwenn-Aël était ma famille, celle que l’on choisissait, et la sienne avait été intimement touchée par le drame. Ces quelques fois, je préférais néanmoins essuyer la critique et ne surtout jamais l’oublier. Un respect était dû à celles et ceux qui avaient perdu quelqu’un et qui continuaient d’y perdre aujourd’hui. Il y avait mille et une façons d’asseoir un pouvoir, et les têtes dirigeantes de la Rose lunaire étaient passées maîtres dans l’art de manipuler la masse. Nous en avions en conséquence discuté longuement, avec Faith, avant d’arrêter le choix de la forme de cette inévitable commémoration. Quelque chose d’intime, mais surtout, quelque chose qui ne serait pas trop publicisé avant que l'événement n’ait eu lieu. Les invitations étaient personnalisées, adressées aux familles touchées et délivrées en personne autant que possible. Nous l’avions fait ces dernières semaines, recevant des accueils tantôt chaleureux, tantôt glaciaux. Un nom avait continué de manquer à l’appel, Jolene Reed. Ma voisine avait été introuvable à chacune de mes tentatives d’aller à sa rencontre, si bien que j’en étais venu à m’inquiéter. Pas suffisamment pour alerter Amelia, sa fille, mais bien assez pour jeter un œil chaque fois que je rentrais chez moi, à la recherche d’un élément ou d’un autre qui aurait pu me pousser à faire un signalement à la police.

J’avais pris ma journée, ce qui ne m’avait pas empêché de passer la moitié de l’avant-midi au café pour m’assurer que tout était prêt pour la soirée qui se dessinait. Le scène qui se déroulait sous mes yeux avait tout pour surprendre, même si plus rien n’aurait dû le faire. Jolene avait pour compagnie nulle autre que Calypso Marquez. Cela faisait un moment que je ne l’avais plus croisée, trop peut-être pour savoir à quoi m’en tenir au moment où l’avocate venait elle-même à sa rencontre. Il n’y avait rien d’étonnant à la voir frapper la première, question sans doute de parer toute éventuelle tentative de ma part. « Tu te souviens que je vis ici. » Une question tout à fait rhétorique, au moment de voir se dessiner sur mes traits un sourire cordial de circonstances. « Oh, j’ai un excellent avocat pour concubin. Le meilleur. » Elle ne pouvait pas ignorer que son ami de toujours déménageait ses affaires ces jours-ci, ayant toujours le pied entre sa demeure, qu’il s’apprêtait à louer à Penny Vaughn, et notre nouveau nid à deux. « Et je suppose qu’il ne te viendra pas à l’esprit de m’interdire d’aller prendre des nouvelles de ma voisine ? » Nous savions tous les deux que c’était ce que j’aurais fait si elle ne s’était pas interposée comme elle le faisait à l’instant même. « Sa fille s’inquiète. » Il était fou d’imaginer voir une avocate de son calibre se commettre en observant son langage non-verbal. Pour autant, je guettais ses réactions avec une pleine attention. « Moi aussi, je dois dire. J’ai essayé de l’inviter à la soirée de commémoration au café toute la semaine. » Mes tentatives dataient d’avant cela, même. « Je sais que tu ne me diras rien, mais je vais le demander tout de même. Depuis quand êtes-vous de si bons… amis ? » À défaut d’obtenir de vraies réponses, celles que Calypso choisirait de donner pouvaient s’avérer aussi intéressantes.

« Comment l’oublier ? » s’exclamait aussitôt la jolie brune, dans un sourire assurément trop appuyé pour être tout-à-fait sincère. Les sentiments que la jeune femme vouait au cafetier étaient pour le moins ambivalents. Si elle reconnaissait chez lui un certain sens de la répartie – lequel pouvait s’avérer stimulant pour qui, comme elle, appréciait le mordant d’une joute verbale – sa posture morale doublée de sa détermination à se mêler de tout le rendait quelques fois exaspérant, pour ne pas dire franchement antipathique. « Nous sommes dans un pays libre. » acquiesçait aussitôt la mexicaine, en même temps que d’esquisser un geste visant à contourner l’intrus. Si ce dernier était en droit de s’inquiéter du sort de sa voisine, elle-même n’avait en aucun cas l’obligation de rester là à l’écouter faire état de sa bonté d’âme. Mais c’était sans compter sur les absurdités déblatérées par le jeune homme. « Diana Prince s’inquiète ? » feint-elle alors de s’insurger, en référence à Amelia, laquelle aimait aussi s’ériger en censeur des mœurs de son temps – en oubliant toutefois de songer à lustrer le blanc de son armure, entachée de bien des faux pas. « A la bonne heure. » Et notre jolie brune d’ajouter, d’un ton railleur : « Elle ne semblait pas si préoccupée au cours de ces dernières années passées à vadrouiller à travers tout le pays. » Au mépris de la solitude et du désespoir de sa propre mère.

Voici que Lord Stanhope daignait enfin lui dévoiler la vraie raison de sa présence ici. Inviter sa voisine à la soirée de commémoration. « Tu veux dire, le rendez-vous des fanatiques ? » répondit-elle alors, du tac-au-tac. Et de préciser sa pensée : « Café au lait à la cannelle… Lumières tamisées… Albums photos défraîchis et larmes de crocodile. » Les méchancetés coulaient à flot, sans qu’il lui soit besoin d’y réfléchir longuement. « Crois-tu vraiment que quiconque ait besoin de ça pour remonter la pente ? » Même les réunions des alcooliques anonymes avaient la réputation d’être moins sinistres. « Il se trouve que je représente les intérêts de Jolene Reed. » finit-elle par lâcher, à contrecœur – et parce qu’elle sentait bien qu’elle ne pouvait caresser l’espoir de s’enfuir avant de lui avoir lâché… quelque chose – fût-il question d’un mensonge ou d’une demi-vérité. « Laquelle a éprouvé le besoin de solliciter mon conseil après le cambriolage dont elle a été victime. » Etait-il au courant de l’affaire ? « Fût un temps, vos voisins volaient à votre secours dans ce genre de situations. L’Amérique n’est plus ce qu’elle était, pas vrai ? » De quoi mettre un peu de plomb de l’aile de ce bon samaritain – du moins l’espérait-elle. « Pour le reste, je suis sûre que ton avocat de petit-ami... » Car elle entendait bien tout lui nier, jusqu’au statut de concubin. « … t’a déjà parlé du secret qui encadre les entretiens que peut avoir un avocat avec son client ? » Inutile d’insister, donc.

Calypso Marquez dans toute sa splendeur – ou comment venir à bout de la détermination d’un interlocuteur en l’assénant d’une plaidoirie cinglante qui visait toujours droit dans le mile, là où l’on ne voulait pas vraiment aller. Si l’idée m’était venue de la féliciter pour sa promotion récente au titre d’avocate, nulle difficulté ne se serait opposée à lui reconnaître un talent presque inné. Difficile, pour autant, d’imaginer la Mexicaine volontaire au point d’épouser complètement la cause de ses clients. Voilà bien, d’ailleurs, ce qui avait toujours tendu nos relations, l’incapacité de prétendre à une véritable confiance. C’était bien au-delà de celle qui n’existerait jamais entre elle et moi, il s’agissait aussi de celle qu’il m’arrivait souvent de croire que Gwenn lui accordait à tort. « Chaque famille a ses problèmes, n’est-ce pas. » Fallait-il vraiment lui rappeler ce douloureux épisode avec son propre père ? « Je n’oserais pas porter de jugement. » Courtoisie à laquelle elle avait eu droit, elle aussi, puisque je n’avais jamais cherché à l’interroger davantage sur ce qui s’était passé sur jour-là ni sur les bribes de confidences que l’homme avait cherché à faire. C’était bien là que logeait toute la difficulté de notre entreprise: ne pas juger, ne surtout pas occuper une place qui ne nous revenait pas, mais tout de même nous impliquer dans l’intimité de nombreuses familles du coin. Nulle surprise à l’effet que l’avocate ridiculise l’importance d’une soirée comme celle-ci que nous avions organisée pour commémorer ce nouvel anniversaire de la tragédie. « Il semblerait donc que tu ne sois pas de cet avis. » Laissais-je entendre, alors que mon sourire pâlissait malgré moi. « J’imagine qu’on ne te comptera pas parmi nous. » Bien sûr, qu’elle le faisait exprès pour piétiner l’ensemble de nos efforts, elle aurait eu tort de ne pas le faire. Tenter de minimiser l’impact que pouvaient avoir les actions de la Fondation auprès des familles des victimes qui, pour certaines, n’osaient jamais aborder le décès de ces proches que la communauté avaient transformé en tabou, comme l’on rabrouait si aisément ce qui appuyait un peu trop intimement sur les blessures qui ne guérissaient jamais. « Dis-moi, je suis vraiment curieux de t’entendre. De quoi auraient donc besoin nos bons concitoyens ? » Autant profiter de sa ô grande sagesse et, comme je le répétais souvent en réunion, tirer des leçons des critiques de nos détracteurs.
La suite avait de quoi surprendre. Les intérêts de Jolene ? Et pour quelle raison exactement, avait-elle des ennuis qui avaient échappé à la vigilance de sa propre fille ? Cette perspective n’avait rien de réjouissante quand on connaissait les appréhensions d’Amelia au sujet de sa mère. Il était bien vrai que l’attitude de cette dernière, ces mois passés, avait semblé complètement erratique, loin de ce qu’on lui connaissait. « Suffisamment pour savoir que vous ne révélez d’ordinaire pas qui sont vos clients ou non, non plus. » Lui opposais-je alors, sans broncher. Comme quoi, le secret professionnel avait le dos large et ceux qui étaient tenus en faisaient parfois des interprétations un peu trop libérales. « C’est bien arrangeant qu'elle se soit faite cambriolée. Je ne connais personne d’autre dans les environs qui ait été touché. Peut-on vraiment croire à la coïncidence ? » Cette fois, mon regard cherchait celui de la brune. Nous savions tous les deux que j’en savais beaucoup, probablement trop, au sujet de leur double vie à elle et à Gwenn. « Ce n’est pas aussi dans votre code de déontologie ? Ce genre de sollicitation auprès des clients. » Autrement dit : être plus ou moins lié à la cause du besoin de consultation juridique et en tirer directement profit.