Retour à la normale après l’épisode parisien et le road trip aux côtés d’Eliot puisque je reprenais au Point dès le lendemain. Me réadapter à la vie à Redwood avait été plus difficile qu’anticipé. Il faut dire que passer de la capitale française à un coin paumé aux États-Unis constituait un certain gouffre ! Bref, je profitai de ce dimanche pour retrouver mes vieilles habitudes en rejoignant le parc accompagné de Moana qui ne me lâchait plus, sûrement par crainte que je disparaisse à nouveau. L’idée de devoir m’absenter pendant mes services au Point ne me paraissait que plus cruelle encore mais il s’agissait-là d’une nécessité s’il souhaitait avoir des croquettes dans sa gamelle ! Occupé à lui lancer un bâton qu’il s’empressait de me ramener à maintes reprises, je ne portais que peu d’attention aux visiteurs alentours. Je n’avais d’yeux que pour le Golden qui réclamait toujours un peu plus d’affection. Ce fut lorsque je m’assis sur l’herbe sèche afin de le caresser avec plus de simplicité que mon regard se posa sur un homme posé sur un banc non loin de là. Si je ne le reconnus pas tout de suite à cause de la distance, la lumière se fit quand nos billes se croisèrent. À moins que mon imagination me jouait des tours, ce type n’était autre que celui avec qui j’avais dialogué sur Instagram après son commentaire sur ma photographie de la Tour Eiffel. L’échange s’était révélé agréable jusqu’à son refus surprenant de passer au-delà de la frontière virtuelle. Dès lors, nos interactions avaient diminué, peu aidé par les rebondissements récents de mon existence.

- Est-ce qu’on va le voir ? T’en penses quoi ? demandai-je au chien tandis que choisir entre faire mine de l’ignorer ou forcer une rencontre était un calvaire.

Maintenant que nous étions en mesure de nous identifier dans la rue, tourner la tête à chaque croisement serait vite embarrassant. Ne valait-il mieux pas nous éviter cette peine en étant ne serait-ce que cordial l’un envers l’autre ? Ma décision prise, je me relevai puis fis signe à Moana de me suivre (comme si cela était nécessaire) avant de me diriger vers l’individu entouré de pigeons. Cette scène n’était pas sans me rappeler Maman, j’ai encore raté l’avion ! mais je chassai rapidement mon gloussement à cette pensée.

- C’est moi ou l’on s’est déjà croisé quelque part ?

Question purement rhétorique comme le laissait paraître le large sourire sur mon visage. L’instant suivant, je jetai un coup d’œil à mon enfant adopté afin de m’assurer que la tentation de courir après les derniers volatiles présents n’était pas trop forte.

- Désolé, je ne veux pas te déranger juste… Je me suis dit que c’était l’occasion idéale pour te saluer, confiai-je. Oh ! Je te présente Moana. Il est balèze mais adorable. Il ne te fera… rien.

Puisque sa truffe venait déjà se frotter à sa main à la recherche d’un peu d’attention, je n’avais aucun besoin d’étoffer mon couplet visant à le rassurer ! Il m’était déjà arrivé de m’interroger sur sa réaction en cas de danger. Chasserait-il notre agresseur ou lui réclamerait-il des câlins ? Rien n’était sûr avec ce pot de colle qui ressemblait bien plus à son « papa » que je l’avouais à qui souhaitait l’entendre !

Pour être honnête, je faisais preuve d’un peu de culot en osant aborder un type qui avait refusé de me rencontrer après plus d’un échange virtuel. Mais n’était-ce pas là un coup du Destin me poussant à agir ? Après tout, cela ne nous engageait à rien et si le courant ne passait pas je n’aurais qu’à tourner les talons en prétendant avoir à faire (le Golden pouvant aussi m’offrir une porte de sortie supplémentaire). Nous nous approchâmes de lui donc, semant la zizanie dans le regroupement de la volatiles affamés autour de l’homme puis je le saluai en faisant mine de ne pas le reconnaître. Il était évident à mon rictus que cela ne reflétait pas la réalité. Moana, lui, ne perdit pas de temps pour lui fourrer son museau dans les mains en digne pot de colle qu’il avait toujours été. Cette race était merveilleuse… Je souriais en les regardant, à croire que le duo se connaissait depuis longtemps.

Mon expression devint plus sobre lorsque mon interlocuteur mentionna la douche froide qu’avait été son refus de dépasser l’échange de messages. Il est vrai que je m’étais senti idiot sur le coup mais les raisons qu’il m’exposa au cours des secondes suivantes constituaient une justification excellente. Les déceptions pouvaient être cuisantes en effet. J’espérais que je ne serais pas un ajout sur sa liste déjà suffisamment longue pour le décourager… Mais, tout d’abord, je me saisis doucement de la main qu’il me tendait avant de me faire une place sur le banc. J’aurais l’air bête à rester droit comme un « I » pendant des heures !

- Toujours Jayden ! clamai-je avec bonne humeur. Il faut voir le côté positif : que ce n’ait pas été prévu nous a permis de ne pas stresser comme des malades !

Oui, je laissais mon optimisme s’exprimer. Nous n’avions pas eu besoin de galérer à trouver la bonne tenue pendant des plombes, à angoisser quant à si le courant passerait entre nous, etc. Là, notre rencontre était si brutale que nous y allions à l’improvisation sans réfléchir. N’était-ce pas le meilleur des plans, en particulier pour Benny qui craignait tant ce type de scénario ? L’une de mes mains se glissa sur le dos du chien dont la queue ne cessait de brasser l’air énergiquement.

- Et tu n’as rien à te reprocher. Parler sur les réseaux sociaux n’engage à rien ! C’est sûr que j’aurais pu tracer ma route et faire comme si de rien n’était mais j’avoue que j’étais… curieux. T’as vraiment l’air d’être un gars sympa.

Mes yeux cherchèrent les siens tandis que mes lèvres s’étirèrent à nouveau. Ses écrits étaient si positifs, si intéressés ! Ce n’était pas car j’étais rentré de Paris que nous n’aurions plus rien à nous dire. Mon regard se perdit un instant sur ses boucles puis j’adoptai une mine perplexe. Non, rien à voir avec sa coiffure qui, soit dit en passant, était adorable !

- Je n’arrive toujours pas à croire qu’on ne se soit jamais croisés auparavant. On parle de Redwood Hills là ! rappelai-je dans un rire. Où est-ce que tu te cachais ?

La vérité était sûrement toute autre, à savoir que nous nous étions déjà trouvés à proximité sans jamais s’accorder le moindre intérêt. Toutefois, cela était moins sympathique que de jouer la carte du mystère ! Mais peut-être que lui se souvenait de m’avoir déjà aperçu puisque je passai un nombre d’heures incalculables dans ce par cet que j’avais bossé près de deux ans au Drop of Milk ?

Tomber au hasard sur une rencontre faite sur Internet ne m’arrivait pas tous les jours. À vrai dire, il s’agissait-même de la première fois d’aussi loin que j’étais en mesure de me souvenir. La chance était avec moi cependant car mon interlocuteur semblait aussi adorable que lors de nos échanges virtuels. J’ignorais encore si nous nous reverrions ultérieurement – bien trop tôt pour le dire – mais je ne doutais pas de passer un bon moment aujourd’hui. Lorsqu’il présenta à nouveau ses excuses quant à sa disparition soudaine, je lui adressai un signe de la main cherchant à le rassurer. Il n’avait pas à s’en faire. Je comprenais ses raisons et, comme je venais de le citer, rien ne l’avait obligé à dépasser le cadre des écrits. Sans la coïncidence actuelle, sûrement ne nous serions-nous jamais vus. J’appréciais l’attention toutefois.

- À la place de James Bond tu es tombé sur Pépé Marcel et sa barrique de bière ou c’est trop tôt pour en parler ? lui demandais-je avec humour en cherchant à dédramatiser la situation.

Ma blague ne parut pas le refroidir puisqu’il m’invita peu après à le rejoindre sur la terrasse d’un café. Belle prise d’initiative de sa part ! Mon sourire s’élargit, flatté par cette proposition comme tombée du ciel. Et dire qu’il allait même jusqu’à me proposer de régler la facture… Si ce n’était pas là de la dévotion véritable ! Debout à mon tour, ma main caressant machinalement le crâne de Moana, je fis mine de réfléchir intensément avant de lâcher :

- Hum… Ça devrait pouvoir se faire. Je te suis !

Enthousiaste, je me postai à sa droite puis nous commençâmes à avancer le long du sentir principal du parc en direction de la sortie. Les beaux jours arrivaient enfin, redonnant vie aux lieux de sociabilité extérieurs de Redwood Hills. J’adorais le printemps qui s’accompagnait toujours de rire, de floraisons, etc. La ville ne me manquait pas tellement car, même si Paris n’était pas entièrement dépourvue de verdure, rien ne valait les paysages naturels du Vermont. L’été n’arriverait que trop vite maintenant que le mois d’avril s’achevait déjà.

- Alors, si je me souviens bien tu donnes des cours d’anglais c’est ça ? Je ne suis pas contre un petit rafraîchissement de mémoire !

Oui, plusieurs semaines étaient passées depuis notre dernière interaction et un récapitulatif ne serait clairement pas malvenu.

Ok, les récits des rendez-vous galants de mon interlocuteur ne me vendaient pas du rêve. J’en étais limite terrifié pour lui quant au second ! Cela soulevait bien l’une des difficultés principales des rencontres en ligne : impossible de savoir qui se cache réellement derrière son écran. Est-ce un type posé, bien dans sa tête (et dans ses baskets) ou bien allait-il se révéler être un cinglé en manque d’hémoglobine ? Si Benny avait tout de même évité le pire, j’étais prêt à admettre que je n’aurais pas été à l’aise à visiter un tel lieu auprès d’un étranger bien que l’idée fût en somme très originale !

- Si le premier gars t’as sûrement dessiné comme l’une de ses Françaises, te retrouver aux bras de Jack l’éventreur a dû te laisser de sacrées séquelles ! blaguai-je malgré le fond de vérité sous-jacente. Je salue tout de même sa proposition qui n’a rien d’ordinaire. C’est juste… ultra creepy.

Je grimaçai tout en pouffant entre amusement et nervosité. Bordel. Rencontrer quelqu’un n’était définitivement pas une tâche aisée ! Et qui serais-je pour affirmer le contraire alors que je représentais moi aussi l’éternel célibataire de Redwood Hills ? Il faut dire que j’étais tellement focalisé sur ma carrière depuis quelques temps que j’avais lâché les histoires d’amour. Pas que je cherchais des masses auparavant non plus. Peter avait été l’exception, l’étincelle après des années d’isolement. En contrepartie de ça, cette relation m’avait également pas mal découragé une fois qu’elle se fut achevée. Tout ne peut être parfait, pas vrai ?

- Au moins, tu peux être soulagé. Il fait jour et il y a de nombreux témoins autour de nous !

Je ris puis nous avançâmes en direction d’un café. S’hydrater ferait un bien fou maintenant que les chaleurs s’élevaient en cette fin avril. Moana sur les talons, je me sentais parfaitement en confiance avec le brun qui ne dégageait pas une once de méchanceté. Peut-être terminerais-je cette journée avec un ami supplémentaire ? Je l’espérais. Cela me ferait une personne de plus dont je régalerai l’estomac de façon quasi quotidienne ! (Il me faudrait vraiment ouvrir un service de livraison à domicile avec tous les petits plats que je concoctais pour mes proches.)

Il m’amusa à nouveau lorsqu’il adopta l’accent le plus Miss Marple existant. Nous avions beau partager la même langue que les Britanniques, les différences entre nos deux pays étaient flagrantes à l’oreille ! Toutefois, j’avais toujours adoré leur façon si élégante de prononcer les mots. Les œuvres de là-bas constituaient toujours un régal à écouter !

- Ok, je sais que tu forces le trait à fond là, mais je veux que tu m’apprennes ! le suppliai-je avec les lèvres étirées. Oh ça tombe bien ! Tu sais qu’il existe un livre nommé « Les recettes de Sanji » et que, bien sûr, je le possède ?

Bah oui, je devais faire honneur à ma « geek-attitude » !

- J’espère que ta promesse de mariage tient toujours car j’aimerais beaucoup découvrir la série Netflix avec mon mari à sa sortie !

Yep, cette dernière sortait dans quelques mois, soit le 31 août prochain ! J’étais curieux de découvrir la réaction de mon interlocuteur après une telle vanne.

Les rencontres de mon interlocuteur ne regroupaient pas uniquement de bonnes expériences à en croire ses anecdotes. Si l’une d’entre elles était plutôt amusante, la seconde semblait provenir tout droit d’un film d’horreur. Certaines personnes étaient sacrément barrées… Peu surprenant qu’il ait pris ses jambes à son cou lorsque je lui avais proposé de nous croiser en chair et en os ! Heureusement, Benny ne paraissait pas en hâte de prendre la fuite ce coup-ci. Sacré beau compliment. Nous continuâmes de discuter, abordant alors son travail qui lui fournit l’occasion idéale de prendre son accent le plus britannique possible. Je ris, notant ses conseils. « Famille de nobles » et « très riche ». Je voyais l’idée, oui ! Et autant dire qu’il s’y prenait comme un chef pour les appliquer ! L’ambiance était franchement détendue et agréable. Un véritable plaisir que je n’avais aucunement anticipé en me levant ce matin. Moana était posé sagement à mes pieds et se contentait de jeter des coups d’œil aux passants quand il ne fermait pas ses paupières lourdes ou buvait dans la gamelle que je venais de lui servir.

- L’Irlande m’a toujours intrigué. Je compte sur toi pour me glisser dans tes bagages la prochaine fois ! Tu as encore des proches là-bas ?

À moins qu’ils aient tous migré aux États-Unis ? Je ne connaissais pas l’histoire de son arbre généalogique donc tout était possible. Je me fis ensuite la réflexion que je venais peut-être de mettre les pieds dans le plat comme pas permis. Tant pis, c’était trop tard. Mes intentions n’étaient pas mauvaises au pire des cas et il devait le savoir. Cela ne nous empêcha pas de passer notre commande en tous cas, la mienne similaire à celle du professeur. J’avais toujours de la place pour le sucré ! La discussion se porta d’ailleurs sur la bouffe avec les fameuses recettes de Sanji. Un restaurant spécialisé ? Sincèrement, ce n’était pas une idée idiote à une période où les mangas connaissaient un essor époustouflant à travers le globe. Nombreux seraient ceux qui ne pourraient résister à l’envie de goûter aux plats signés One Piece !

- Ok, je te propose un truc. Si je ne t’ai pas effrayé d’ici la fin de ce rendez-vous improvisé, je te préparerais un repas entrée, principal et dessert tiré du bouquin, la prochaine fois. Marché conclus ?

Je lui tendis ma main afin de sceller ce dernier s’il était prêt à l’accepter. Preuve qu’avoir un ami doué derrière les fourneaux ne pouvait qu’être bénéfique ! Demandez à Elliot par exemple. Il n’avait jamais mangé autant de mets variés que depuis que nous avions fait connaissance ! Qu’il conserve sa ligne relevait du miracle vu la quantité de dessert que je lui fourrai dans la bouche. Toutefois, j’avais plus important à faire que de penser plus longuement à l’agent immobilier puisque mon interlocuteur venait de me gratifier d’une demande en mariage ! Enfin… Plus ou moins !

- Franchement, je serais taré de refuser ! répliquai-je avant de rire à mon tour. J’imagine déjà notre cérémonie sur le thème du manga. Je fais Luffy et toi… Usopp ?

Drôle de pair en soi comme le prouva mon gloussement. Nous étions totalement barrés mais était-ce si surprenant ?