Le soleil lui cuit le dos, quelle idée d’y avoir été à pied ce matin… Elle pensera au moins à prendre une casquette pour demain ! Leila presse le pas pour éviter de cramer et de dégouliner de sueurs. Elle a aussi hâte de retrouver sa fille qui doit sans doute être avec Edwin depuis un petit moment. L’organisation qu’ils ont trouvé lui convient et surtout, May est ravie, c’est le plus important. La maison se dessine au fur et à mesure devant ses yeux, elle rêve d’une douche froide et d’un verre de limonade. La brune claque la porte, annonce son arrivée. « Je suis là ! » Elle en informe juste Edwin et May, elle sait bien qu’ils sont trop occupés pour venir lui dire bonjour tout de suite comme d’habitude. Elle ne s’en offusque pas, ça lui permet d’avoir un petit moment à elle. Leila grimpe dans sa chambre attrape des vêtements légers et surtout pour traîner puis file sous la douche. L’eau froide lui fait un bien fou. Elle n’aime pas l’été, il fait toujours trop chaud même en enlevant toutes les couches de vêtements, le corps chauffe. Alors qu’en hiver, on peut enfiler des couches et des couches sans avoir trop chaud. Enfin… il faut bien y passer de toute façon ! Une fois la douche terminée et les vêtements enfilés, elle jette un œil à la chambre de May pour la voir jouer avec ses poupées. Edwin n’est pas avec elle mais ça ne l’inquiète pas. Par contre, ce qui l’inquiète un peu c’est le fait que lui, elle ne l’est pas encore vu. Bizarre. Leila hésite à lui poser des questions, le voir triste et maussade ne lui plaît pas tellement mais elle ne veut pas paraître pour la fille qui insiste pour savoir ce qu’a la personne. Elle lui a bien posé quelques questions en surface, sans creuser mais il est resté évasif. La brune pince les lèvres et hausse les épaules. Elle le trouvera plus tard.
Leila s’est mise à la cuisine, il y en a partout parce que c’est toujours comme ça quand elle s’y colle. Elle s’éparpille, sort d’autres ingrédients, une autre recette à faire en même temps. Bref… la cuisine est un champ de foire ! La brune est concentrée, le bout de la langue tiré, le fouet à la main et le bol dans l’autre. Ses yeux parcourent la recette de sa tablette. C’est le moment crucial, celui à ne pas louper apparemment. Un soufflé au fromage… pourquoi est-ce qu’elle a demandé à May ce qu’elle voulait manger tout à l’heure. Ca lui apprendra. Elle entend des pas, lourds. Edwin. Manquerait plus qu’il laisse ses pieds frotter au sol, le peignoir et il est bon pour être un cas désespéré. Leila lève la tête, le voit et sourit. « Hello. » Lance-t-elle avant de poursuivre sa recette et de la terminer, posant l’appareil dans un plat et ce dernier au four. « Au cas où, on devrait peut être appeler pour des pizzas. » Elle rit, elle n’est pas la plus douée en cuisine mais elle fait des efforts. Leila commence à ranger son bazar et lui pose la question de tous les jours. « Ca va ? C’était bien ta journée ? » Comme ça, d’apparence, on pourrait vraiment les prendre pour un couple mais ce n’est pas le cas, loin de là. Cependant, Leila tient à Edwin et le voir si miné et si mal en point la tracasse et elle compte bien lui en parler aujourd’hui.

Edwin n’avait pas d’autre choix que de reprendre le cours de sa vie. Il y avait tant à faire, entre l’université, les cours particuliers de piano, les travaux de rénovation de la maison… sans compter Leila et May qui vivaient sous son toit, comme l’étrange famille (factice) qu’ils formaient dorénavant. Pas le choix, donc, de feindre l’indifférence alors que tout en lui hurlait des mots silencieux, ces mots qu’il ne savait formuler car ils étaient trop douloureux. Cette impression de basculer, sans rien trouver autour de lui pour ralentir sa chute. Il ne pouvait s’empêcher de se demander à quoi tout cela servait. Maintenant que Sloane était partie, il réalisait qu’il devait trouver un nouveau but à son existence, et rien n’était plus compliqué. Partout où il allait, son visage l’accompagnait. Son parfum continuait de le hanter. Il ne pouvait faire semblant, et pourtant, c’était précisément ce qu’il faisait. Parce qu’il était un Stanhope, et les Stanhope pouvaient bien ployer, ils ne sombraient pas. C’était l’un des premiers apprentissages de son père, pas forcément le plus véridique, mais Edwin avait fini par le prendre pour acquis. Il ne sombrerait pas, il se l’était promis. Mais en attendant, il se repliait sur lui-même et savourait ces moments de solitude où personne n’était là pour s’intéresser à lui. Il n’était jamais plus heureux que quand il disparaissait des yeux du monde alors qu’autrefois, il espérait briller par tous les moyens. Enfermé dans son bureau, il n’en oubliait pas pour autant l’existence de May dont il avait la surveillance. Elle était calme, parfaitement capable de jouer seule dans sa chambre, mais il passait la voir régulièrement. L’enfant avait ce pouvoir merveilleux de lui redonner le sourire même dans les moments les plus noirs, et c’était à ce sourire-là qu’il se raccrochait. A défaut d’un autre.

La porte de la grande maison victorienne claqua, la voix de Leila résonna. Il ne sortit par pour la saluer, alors qu’il était toujours le premier à le faire autrefois, dans ce qui semblait être une autre vie. Il ferma les yeux. Songea un instant laisser ses doigts courir le long des touches de son précieux piano, mais il n’en avait pas le courage. Epuisé alors qu’il avait le sentiment de ne rien avoir fait de sa journée, si ce n’était s’occuper de May. La fillette ne l’avait pas dérangé, elle avait vite compris que quand il était ainsi enfermé dans son bureau, c’était sérieux. Après une éternité, il consentit à quitter le confort et l’intimité de son antre pour rallier la cuisine où il pensait trouver Leila. Effectivement, la jeune femme s’y trouvait bien. « Hey » il tendit légèrement le cou pour tenter d’apercevoir ce qu’elle cuisinait. « Qu’est-ce que tu essaies de faire ? » essayer étant le terme adéquat, car quand Leila se trouvait derrière les fourneaux, on pouvait être sûr que la cuisine ressemblerait à un champ de bataille. Ce jour-là n’échappait pas à la règle. La scène de vie quotidienne frappa Edwin par sa normalité. Tout était parfaitement banal, dans une vie qui ne l’était pas. « Je suis sûr que tu t’en es bien sorti. Mais les pizzas, ça me va » approuva-t-il. Edwin était un féru de cuisine italienne, même s’il avait des goûts plutôt exigeants et ne se contentait pas de n’importe quels plats. Il se dirigea vers le frigo pour en sortir la carafe d’eau. Il avait soif et, surtout, le besoin de s’occuper les mains plutôt que de rester dans l’embrasure de la porte à regarder les mouches voler. Leila lui demanda comment s’était passée sa journée et il opina de la tête. « Bien, rien à déclarer » sa réponse quotidienne à une question quotidienne. Leila allait certainement le trouver pathétique. Il remplit consciencieusement son verre avant de reprendre pour changer de sujet « Tu es passée voir May ? » il pouvait bien parler de la fille de Leila, c’était un sujet sûr. Rien qui ne le mettrait en danger. Et puis, Edwin était sincèrement attaché à la petite fille et il s’inquiétait pour elle. Elle grandissait au milieu des non-dits et des secrets, des regards attristés et des silences pesants, et quelque chose lui disait que ce climat n’était pas des plus sains pour s’épanouir.      

Leila regrette déjà de s’être lancée dans cette folle aventure d’un soufflé au fromage. Vraiment… Que ne ferait-elle pas pour sa fille ? La brune soupire, se frotte le front avec son avant-bras, se mettant un peu de farine par la même occasion. Quand elle cuisine, le plan de travail ressemble à un champ de guerre. Non, vraiment, ce n’est pas sa tasse de thé. Le pas d’Edwin lui fait relever la tête de son récipient, elle sourit et regarde sa préparation avant de lui répondre. « Un soufflé. » Lâche-t-elle en reprenant un rythme soutenu pour fouetter sa préparation. Elle aurait pu utiliser un robot mais ce n’est pas son ami, à chaque fois elle en fout partout et c’est encore plus long à nettoyer. « Non, je suis sûre que ça sera raté. La prochaine fois, dissuade moi de vouloir faire plaisir à ma fille, s’il te plaît. Ou bien, rappelle moi mes compétences culinaires avant d’accepter sa demande. » Dit-elle en riant. Non, vraiment, parfois Leila voulait tellement faire plaisir à sa fille qu’elle oubliait presque le fait d’être nulle en cuisine. L’amour maternel… La brune le regarde se servir de l’eau et voit bien à son visage que ce n’est pas encore la grande forme. Elle se retient de soupirer. Ca dur depuis trop longtemps mais elle n’arrive pas à avoir des réponses. Elle essaie pourtant, comme là, elle lui demande comment s’est passé la journée. Rien à déclarer… On se croirait dans un film. Elle sourit et secoue la tête. « Bien, sergent. » Parfois, elle les voyait comme Mrs et Mr Smith ! Ca la faisait rire puis parfois non. Vivre dans le mensonge, ce n’est pas son truc mais en même temps… si elle faisait éclater la vérité, elle était certaine qu’Edwin serait mal vu par sa famille et elle, elle serait sûrement obligée de quitter les Etas-Unis. Et elle ne pouvait pas faire ça à May. « Oui, elle jouait avec ses poupées tout à l’heure. Je pensais te voir avec elle avec des barrettes dans les cheveux et un peu de paillettes sur les joues. » Leila sourit et imagine la scène. Scène qui est arrivée plus d’une fois et qui la fait rire à chaque fois. Edwin est si gentil avec sa fille que parfois, elle en profite un peu trop du haut de ses quatre ans !
Leila poursuit sa recette, s’appliquant à verser son appareil dans le moule adéquat. Elle ouvre le four et place le tout au centre et referme la porte. Puis elle se penche et regarde sa préparation comme si cette dernière allait tout de suite se mettre à gonfler. La brune se redresse puis regarde la cuisine dans son ensemble, il y en a partout ! Et pas que sur le plan de travail, sur elle aussi. Elle s’essuie le front et s’en met encore plus. « Au fait, ton frère te passe le bonjour. » Lâche-t-elle en ouvrant le robinet pour commencer à faire la vaisselle. « J’avais oublié qu’il me l’avait dit en partant du boulot tout à l’heure. » Elle se met à récurer les instruments tout en poursuivant. « Bon, je ne suis pas aussi douée que celle qui me précède dans le boulot mais ça va venir, je suis plutôt débrouillarde. » Elle se tourne vers Edwin et fait un signe avec son pouce pour lui signifier que tout roule. Si on lui avait dit qu’elle serait un jour serveuse, elle ne l’aurait jamais cru ! « La clientèle est plutôt sympathique. Tiens, passe-moi les plats s’il te plaît. » Autant qu’il l’aide à nettoyer la cuisine, non ? C’est fou cette banalité entre eux, vivre comme un couple sans en être un… Leila se demande encore comment ils font pour continuer à vivre sous le même toit, elle aurait pu s’installer ailleurs… Parfois, elle y pense, elle devrait peut être en reparler avec lui un jour. Peut être qu'en le faisant rester ici, il finira par lui parler ? En tout cas pour l'instant, elle préfère échanger des banalités plutôt que de lui sauter à la gorge pour lui faire cracher le morceau sur le pourquoi il tire la gueule depuis des jours et des jours...

Ainsi donc, Leila cuisinait pour faire plaisir à sa fille. Pourquoi ça ne l’étonnait pas ? Elle se pliait toujours en quatre pour les besoins et les envies de sa fille, Leila était une mère attentionnée pour May et il en avait bien conscience. Elle avait de la chance de l’avoir et le cœur d’Edwin se serra. Qu’en était-il de lui ? En faisait-il assez ? En faisait-il trop, alors qu’il n’était pas le père de cette enfant et qu’elle en avait un quelque part qui ne connaissait même pas son existence ? Faisait-il toujours les bons choix en ce qui concernait Leila et sa fille ? Il doutait parfois, Edwin. Son arrogance s’estompait de temps en temps, plus encore maintenant, alors qu’il broyait du noir et n’arrivait plus à chasser les ténèbres qui obscurcissaient son ciel. « Elle n’est pas difficile. Enfin… peut-être que si » les enfants sont les pires juges de la cuisine des adultes, cela, il s’en était rendu compte quand il avait tenté de cuisiner à quelques reprises pour la petite fille. Plus encore maintenant qu’autrefois, il ne pouvait que le constater. Il sourit devant le tableau que lui dressa Leila avant de secouer la tête. « Non, c’est un stade que je n’ai pas encore accepté de passer. Et puis… j’avais beaucoup de travail, de toute façon » comme toujours. Edwin ne manquait pas une occasion de se réfugier derrière sa masse de choses à faire et il ne mentait pas, il avait véritablement une pile de choses à faire, mais cette excuse lui servait bien. Constamment enfermé dans son bureau, dans ses papiers, derrière son piano ou son ordinateur, il se sentait bien. Il pouvait se noyer pendant des heures sans qu’on vienne lui chercher des noises, et cela lui convenait parfaitement.

Leila continuait la préparation de son soufflé au fromage, elle semblait déterminée à le réussir malgré ses paroles précédentes qui doutaient de ses compétences. Edwin aurait aimé filer pendant qu’elle plaçait le plat dans le four et disparaître avant que la conversation ne continue. Il avait l’habitude de s’éclipser rapidement. Mais cette fois, devant le regard qu’elle lança à la cuisine sens dessus dessous, il dit « Je vais t’aider » pour tout ranger, pour nettoyer. S’ils s’activaient tous les deux, ils seraient peut-être trop occupés pour discuter. Manque de chance, Leila rouvrit la bouche pour lui parler de son frère. A cette évocation, il ne put s’empêcher de grimacer – pas contre Archie, évidemment, mais contre le souvenir que maintenant, elle travaillait au Snow Rose Cafe. Il avait toutes les peines du monde à s’habituer. Après Sloane, c’était le tour de Leila. Il soupçonnait son frère d’engager systématiquement des personnes qui le côtoyaient, lui, mais il n’avait aucune preuve. Et il ignorait si Leila avait choisi cet endroit précisément, parmi tous les lieux de Redwood, pour cette raison. « Il ne t’a pas trop assommé de questions sur comment se passe la vie ici ? » demanda-t-il, curieux malgré tout de savoir ce qu’ils se disaient tous les deux. Il se demandait, vaguement paranoïaque, s’ils parlaient de lui. Sûrement pas. Sûrement. Pas certain de vouloir le savoir. Elle lui demanda de lui passer les plats les plus proches et il obéit, le regard dans le vague, comme perdu dans ses pensées. « Oui, le Snow Rose est un endroit vraiment agréable à fréquenter » son avis n’était pas du tout objectif, naturellement, mais cette conversation lui convenait. Parler boulot, de May, de leurs journées, c’était encore dans ses cordes. Il avait souvent l’impression d’être en pilotage automatique ces temps-ci et ainsi, il pouvait répondre de manière presque mécanique, sans trop réfléchir.     

Elle rit, la brune face à la tentative d’Edwin de la rassurer sur le fait que sa fille n’est pas la pire des juges avant de se raviser et d’affirmer que si, elle est difficile. C’est que le brun commence aussi à comprendre la jeune May à force de la côtoyer. Quatre ans… Quatre ans qu’Edwin s’occupe de sa fille, prend le temps de jouer avec elle. Il a été un réel soutien quand elle a accouché, il a toujours été là. Présent et encore aujourd’hui même si elle le trouve lointain, autre part, ailleurs. Leila s’inquiète pour lui mais elle ne peut pas parler à sa place, alors elle attend le moment où il se livrera, elle l’aidera, l’épaulera, sera présente pour lui comme il l’a été pour elle. Pour le meilleur et pour le pire, n’est-ce pas ? Elle sourit en repensant à cette phrase puis pose son regard ailleurs, se rendant compte qu’elle le fixait avec un sourire niais sur le visage. Parce que même avec ce secret qui l’empêchait parfois d’agir comme elle le souhaitait, elle était heureuse avec lui. Cependant, pas question de lui dire, Leila est trop pudique pour avouer ce genre de chose. « Un jour tu le passeras sans t’en rendre compte… En tout cas, May serait ravie de t’avoir comme cobaye. » Dit-elle en lui souriant avant de lâcher un petit soupir. « Je trouve que tu as quand même, beaucoup de travail pour une fin d’année scolaire. » Elle lève les yeux vers lui, arquant un sourcil avant de reprendre son activité.
L’heure du ménage sonne et elle apprécie l’aide d’Edwin. Pas que ça la gêne de nettoyer son bazar mais à deux, ça va toujours plus vite. Puis comme ça, ils passent du temps ensemble. Ils ont beau habiter ensemble, parfois ils ne font que se croiser, surtout en ce moment. Ce qui met la puce à l’oreille de la brune. Edwin lui cache quelque chose mais quoi ? Son air renfrogné, triste parfois colérique. Il s’est forcément passé quelque chose pour qu’il agisse ainsi, soit distant. Elle lui jette un regard en biais puis finit par parler de banalité, du Snow Rose Café, du fait que son frère lui passe le bonjour. Elle ne rebondira pas sur cette grimace qu’il affiche quelques secondes avant de se reprendre pour lui poser une question en retour. « Non, il m’a demandé si tu allais bien tout simplement. » Archi n’a pas cherché plus loin et ça lui va. Leila botte en touche quand on lui demande pourquoi elle ne prend pas un appartement et qu’elle reste avec Edwin. Mais là, ça fait un moment qu’on ne lui a pas demandé, qu’on ne lui a pas posé la question et elle espère que ça durera encore un peu. La brune attrape les plats, les garde dans les mains et voit le regard d’Edwin devenir vague, perdu, affirmant que le café est un endroit agréable. Elle tique, la brune, se pince les lèvres avant de laver les plats pour les mettre à égoutter sur le côté. « Agréable à fréquenter ? T’as eu un rencard là-bas pour avoir le regard si mélancolique ? » Demande-t-elle sans passer par quatre chemins, elle est comme ça Leila, on aime ou on n’aime pas. Mais Edwin la connait, il sait que parler assez abruptement n’est pas forcément méchant, juste dans son caractère. La brune espère qu’il ne va pas prendre la mouche et partir se cacher, il a tendance à faire ça le brun quand il ne veut pas répondre à ses questions. « Merci. » Elle se tourne et regarde la cuisine, propre ou presque. Il reste encore quelques trucs à traîner sur le plan de travail mais trois fois rien. Un coup d’œil dans le four et elle hoche la tête, parfait. Enfin, pour l’instant… Puis son corps se tourne de nouveau vers celui d’Edwin qui n’a pas bougé d’un pouce. Elle sort deux verres ronds, une bouteille d’alcool qu’elle garde pour les grandes occasions et en sert deux verres, un bon Scotch. Peut être que ça l’aidera à discuter. Elle lui pose le verre à côté de lui, prend le sien et s’assoit au niveau du plan de travail faisant tourner le liquide dans son verre.

Leila avait peut-être raison. Peut-être qu’Edwin passerait davantage de temps avec May et qu’il accepterait tout, même de se faire coiffer et de se retrouver avec des barrettes dans les cheveux. Mais pour l’heure, c’était inconcevable pour quelqu’un comme lui ! Il n’avait jamais été très à l’aise avec les enfants, ne sachant trop comment leur parler, comment se comporter. Il apprenait à s’ouvrir tout doucement et avec May, il avait l’impression que c’était plus facile. Sans qu’il ne sache exactement pourquoi. Peut-être parce qu’il l’avait vue naître, parce qu’il était la figure masculine prépondérante dans son existence et donc, qu’il se sentait investi d’une mission véritable. Il n’en savait rien, mais May réveillait en lui des émotions qu’il croyait oubliées. « C’est un reproche ? » la question avait fusé, probablement un peu trop vite. Teintée d’une vague réprobation. Trop de travail, l’histoire de sa vie. Il en était à l’origine, c’était lui qui en avait envie autant qu’il en avait besoin. « A l’université, il faut préparer la rentrée prochaine » dit-il simplement en haussant les épaules. Il devait aussi organiser les plannings de ses cours particuliers, à l’approche des vacances certains élèves demandaient davantage d’heures pour compenser. Et il y avait toujours ce projet de partenariat avec Archie. Bref, les affaires ne manquaient pas, mais quelque chose lui disait que ce n’était pas vraiment ce que voulait dire Leila. « Et qu’est-ce que tu lui as répondu ? » la curiosité vibrait dans sa voix. Archie voulait savoir comment il allait, Leila avait dû lui répondre. Mais quoi ? Que pensait-elle, et que pensait son frère ? Il s’efforçait de ne pas se sentir trop concerné, parfaitement neutre, mais c’était un masque de plus en plus difficile à arborer.

Il tressaillit face à son ultime question, au moment où il s’y attendait le moins. Il manqua de faire tomber le plat qu’il tenait pour l’aider à ranger la cuisine et cette fois, son geste ne devait pas être passé inaperçu. Son corps se tendit, sa gorge s’assécha. Un rencard là-bas. Que savait-elle de Sloane ? Est-ce qu’Archie lui en avait parlé, de celle qu’elle remplaçait ? Elle n’était pas née de la dernière pluie, Leila. Elle devait savoir qu’il y avait une autre femme, et c’était pour cette raison qu’il se montrait autant sur la défensive, parfois froid et distant. Mais il ignorait ce qu’elle savait de plus. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » le regard mélancolique, il se demandait ce que cela signifiait. Apparemment, il n’avait pas su le masquer si bien que ce qu’il aurait cru. Après un bref moment de flottement, il se remit en action pour achever le rangement de la cuisine, mais le cœur n’y était pas. Il ne pouvait faire abstraction de la question, du regard lourd de sous-entendu de Leila, comme si elle savait quelque chose que lui-même ignorait. « Mon frère a su rendre ce café agréable, c’est tout » précisa-t-il du bout des lèvres, mais c’était trop tard, le mal était fait. Elle ne le croirait pas et, d’ailleurs, son propre ton manquait affreusement de conviction.  
     

La brune le regarde et arque un sourcil, elle ne comprend pas sa réaction. Il est vraiment étrange depuis un moment… Elle secoue la tête et hausse les épaules, préférant ne pas répondre à l’attaque. « Non, je constate seulement. » Par rapport à l’année dernière surtout mais elle ne dit rien, elle a compris qu’il ne dirait rien de toute façon. Leila ne renchérit pas, il a ses raisons, elle ne dira rien de plus. La jeune femme n’a pas tendance à insister quand elle voit qu’il ne veut pas parler mais tout de même. Ca fait des semaines qu’elle le voit malheureux, triste et ce n’est pas habituel chez lui. Mais s’il n’est pas décidé à parler alors elle ne voit pas pourquoi lui mettre le couteau sous la gorge. Elle sait que son métier est prenant, qu’il faut de l’organisation, que les cours ne se font pas en un claquement de doigt mais il est quand même souvent à l’université, peu présent à la maison. Et, elle ne lui avouera pas, mais sa présence lui manque parfois juste pour discuter, pour jouer ensemble. Mais l’aveu lui coûterait à la brune donc, non, elle garde ça pour elle. « Que tu étais l’ombre de toi-même, que tu trainais en peignoir toute la journée avec un air de malade… » Dit-elle en le regardant avant de sourire et de reprendre amusée. « Je lui ai dit que tu allais bien. » Même si la première partie c’était ce qu’elle pensait elle. Edwin ne va pas bien, elle le sait mais elle ne sait pas non plus comment agir avec lui. C’est une huitre, un peu comme elle au fond, à se fermer dès qu’on entre dans son jardin secret ou qu’on pose une question un peu trop personnelle, trop orientée sur un sujet. Leila vient simplement de lui dire qu’elle le trouve bizarre, étrange, différent à sa manière. Elle lui montre juste qu’elle s’inquiète sans trop lui dire. Car oui, la jeune mère se fait du mouron pour ce brun.
Mais c’est plus fort qu’elle, elle n’hésite pas à le chahuter un peu, le faire réagir. Alors elle sort la carte du rencard quand il évoque le Snow Rose Café avec un air plutôt triste. Leila le voit tressaillir et elle se retient de lui dire : ahah, je le savais. Non, elle est quand même plus digne que ça, surtout en matière d’amour. Leila se retient de soupirer face à la question du brun, elle hausse les épaules et répond simplement. « Ton regard, ton air triste, comme si tu avais perdu ta boussole. Simple supposition. » Voilà encore un autre signe qui montre que la brune voit bien qu’il ne va pas super bien. Elle espère que ça suffira pour qu’il parle. S’il ne le fait pas là, elle ne sait pas quoi faire de plus pour lui. Leila sort deux verres et les sert tous les deux, elle regarde le liquide ambré en souriant à travers en entendant la remarque d’Edwin sur le fait que son frère ait réussi à rendre le café agréable. Parfois, elle avait vraiment l’impression qu’il la prenait pour un lapin de six semaines. Mais, passons ! « Si tu le dis. » Elle le regarde, de ses yeux bruns, rencontrent son regard et attend quelques secondes. Elle finit par sourire parce que le brun en face d’elle lui a sauvé la mise, son regard est aussi doux que la première fois malgré cette teinte de tristesse qui lui voile les yeux. Lui d’habitude plus rieur et souriant, ça lui fait mal au cœur de le voir ainsi souffrir, parce qu’il souffre le cadet Stanhope et pour l’instant, elle se sent impuissante pour lui redonner le sourire, le faire rire. « Tu sais que tu peux tout me dire, Edwin. Que je ne te jugerais pas, que je serais une oreille attentive si tu le souhaites. » Finit-elle par lui dire en espérant qu’il saisisse cette perche tendue. Leila n’est pas du genre à insister mais là elle le fait un peu pour lui, pour le brun, pour cet homme qui autrefois lui a sauvé la mise. La jeune mère lui pousse le second verre puis patiente, jetant un œil régulier au four. C’est qu’elle a un soufflé à réussir !

S’il avait eu un peu plus de recul sur les choses, Edwin aurait su que rien n’était plus comme avant. Pas comme les premières années, quand ils étaient plus proches, plus complices ; et même si c’était toujours resté purement platonique, même si Edwin n’avait jamais rien tenté en se disant qu’il ne voulait pas mettre mal à l’aise la jeune femme, ils étaient proches. Les moments partagés étaient nombreux, même si Edwin avait toujours cloisonné les différents pans de sa vie. Leila et sa fille. L’université. La famille Stanhope. Et puis Sloane, bien sûr. Paradoxalement, c’était quand sa relation – secrète, énigmatique – avec elle se passait le mieux qu’il était le plus proche de Leila. Parce qu’il était de bonne humeur, heureux, désireux de partager ces brefs moments de bonheur avec d’autres. Mais maintenant et depuis quelques mois, c’était l’extrême inverse. Ils ne se voyaient qu’à peine. Les moments de complicité étaient devenus rares. Edwin ne savait même pas s’ils lui manquaient, s’il regrettait l’absence et les silences. Il n’était pas en état de prendre conscience de quoi que ce soit. Et s’il le faisait, c’était pour mieux culpabiliser et se refermer davantage sur lui-même. « Tant mieux » qu’elle avait botté en touche, assurant à Archie qu’il allait bien. La réponse sobre, il ne relança pas. N’osait qu’à peine croiser son regard, de peur d’y voir ce qu’il refusait d’affronter depuis le début. L’inquiétude ou la pitié, la rancœur ou la colère, il ne savait exactement. Il préférait ne rien voir, Edwin, c’était plus facile. Mais Leila n’était pas dupe et d’ailleurs, quand elle évoqua le café, il ne put masquer son trouble. « Mon air triste ? » répéta-t-il, sincèrement surpris. Il n’aurait pas cru que ce serait si visible. Il n’aurait même pas cru être triste, car qu’était-ce la tristesse dans le fond ? Edwin ressentait parfois des vagues de mélancolie, mais il refusait de parler de tristesse, car c’était une faiblesse. La tristesse laisse place au désespoir, à l’apathie, et l’apathie n’avait pas sa place chez les Stanhope – pour ça qu’il se noyait dans le travail, plutôt que de ne rien faire. Il n’aurait jamais supporté ne rien faire.

Sa gorge s’assécha. Une boule coupa sa respiration. L’espace d’un instant, elle réussit à capter son regard, mais il le détourna presque aussitôt. Lisait-elle encore la tristesse dans ses yeux clairs ? Cette vulnérabilité qu’il haïssait, qu’il chassait autant qu’elle lui collait à la peau. « Tout va bien, pourtant » une réponse qui ne la convaincrait pas, même s’il insufflait dans ses propos toute l’assurance du monde. Il avait prononcé ces mots du bout des lèvres, bras croisés contre sa poitrine avec l’envie de disparaître à travers le plan de travail auquel il était adossé. Il se pencha pour attraper le verre qu’elle lui tendait, profitant de ces quelques secondes où elle se détourna de lui pour surveiller son plat au four. Il baissa les yeux. Cette humanité saisissante dont elle débordait, Leila. Cette attention envers lui, cette gentillesse qu’il repoussait inlassablement, pour tant de raisons qu’elles s’effaçaient, s’entremêlaient pour ne former qu’un nœud indistinct. Comment lui dire sans la blesser ? Comment lui parler de Sloane, cette autre femme, relation longtemps cachée, interdite ? Comment lui dire qu’il ne pouvait plus être heureux, désormais, sans qu’elle ne le prenne personnellement ? « Les gens partent, voilà la seule vérité » finit-il par reprendre d’une voix dénuée de la moindre émotion. « Et c’est à ceux qui restent d’apprendre à faire avec » qu’est-ce que Leila comprendrait de ces propos sibyllins ? Il l’ignorait, ne savait pas non plus si elle ferait le lien avec celle qui avait quitté le Snow Rose. Il passa une main dans ses cheveux noirs. Sloane était partie, voilà ce qu’il refusait d’accepter. Refusait d’apprendre à faire avec. Il ne voulait pas de cette vie sans elle et pourtant, il n’avait rien fait pour l’empêcher de partir, il n’avait pas eu l’audace, l’égoïsme, de se dresser entre elle et son rêve. Tout ce qui restait aujourd’hui, c’était un nuage de cendres et des larmes qu’il ne versait pas, alors il pleurait en dedans. Et ces larmes qui le remplissaient jour après jour finiraient par le noyer. « Je ne suis pas sûr que tu puisses comprendre » les mots n’étaient pas méchants, mais peut-être sonnaient-ils comme tels. Edwin ne faisait pas attention, trop concentré sur sa propre douleur pour partager celle des autres. C’était son rendez-vous secret avec le chagrin, la plus égoïste de ses cicatrices. Et il n’était pas sûr de pouvoir la partager avec qui que ce soit, pas même avec celle dont il avait très proche. Avant que la tempête ne décime tout sur son passage.        
   

Leila le regarde, ne comprend plus le brun qui se trouve en face d’elle. Elle est un peu perdue, elle doit l’avouer. Ca fait des jours qu’elle essaie de lui parler, de le voir, d’essayer de passer du temps avec lui et à l’inverse, il trouve toujours un prétexte pour l’esquiver, sortir, se renfermer dans son bureau. La brune commence à en avoir marre, se demande même si leur secret n’est pas en train de le rendre fou. Leila ne sait pas trop quoi penser, ne sait pas trop quoi dire mais elle fait face, comme d’habitude, ronge son frein pour lui, parce que ce n’est pas le moment d’être désagréable, elle le sait bien. Et pourtant, là, elle aimerait bien l’envoyer chier ! Leila respire, profondément, inspire par le nez et expire par le bouche sans faire un bruit essayant de capter son regard qui ne cesse de l’éviter. Foutu Stanhope et leur caractère à la con ! Leila serre les poings mais n’ajoute rien de plus à sa phrase. De toute façon, le sujet est bouclé, terminé. On ne parlera pas d’Archi aujourd’hui, ni du café, ni de la journée de Leila apparemment ! Elle ne pourra pas lui raconter cette petite blague qu’un client lui a faite, la main presque baladeuse d’un mec un peu trop amical qu’elle a gentiment envoyé chier. Bref, plus de complicité pour l’instant et ça lui manque à Leila ces moments-là. Elle n’aurait pas pensé, elle aurait pensé qu’au contraire, ça passerait, qu’elle s’en remettrait, qu’elle n’y tenait pas particulièrement mais en fait… si et ça lui faisait un peu mal au cœur de le voir se comporter ainsi avec elle. Alors elle ose parler de cet air triste parce qu’elle veut creuser, savoir ce qu’il a à ruminer, à ne plus avoir ce petit air malicieux et doux dans son regard. Elle veut l’aider mais apparemment, son aide n’est pas la bienvenue. « Non, rien, tu rayonnes comme un soleil. Tu es si rayonnant que tu m’éblouis par ton sourire. » Elle secoue la tête, baisse la tête à son tour et fronce les sourcils. Elle ne pensait pas se sentir autant impactée par son air blasé, triste mais si et ça ne lui plaît pas trop à la brune de ressentir ça. Bien sûr, Edwin compte pour elle mais à la base chacun fait sa vie dans cette maison et elle ne devrait pas être si touchée par son mal-être… Ou si en fait, parce qu’Edwin lui a sauvé la vie, lui a permis de refaire sa vie, de vivre sereinement et d’échapper à un malade.
Le verre entre ses mains, elle le regarde, essaie de voir ses yeux parce qu’elle sait qu’elle pourrait comprendre des choses mais il est malin le brun, il ne cesse de fuir son regard. Leila soupire et pose son verre en entendant l’éternelle réponse du brun. Il va bien, tout va bien. Merde ! Il ne dira donc rien ? Il continuera de tourner autour du pot encore longtemps, à se lamenter sur son sort sans le partager pendant de longues semaines ? Leila fulmine intérieurement, la situation devient compliquée et le ton qu’il emploie ne lui plaît pas. Une distance s’installe entre eux et se creuse encore plus quand la suite arrive. Elle est presque choquée, ses yeux son ronds, elle avale difficilement sa salive. Il veut dire quoi par là ? Elle ne comprend pas tellement, ne sait pas si elle est visée ou s’il parle de lui. Leila voudrait plus d’explication mais en fait, elle est simplement heurtée par la froideur d’Edwin. Par ce ton sec qu’elle ne lui connaît que rarement. Leila boit une autre gorgée de son verre pour l’instant, digérant les paroles du brun et essayant de comprendre ce qu’il voulait dire par là. Leila pense qu’il parle de quelqu’un de partit et qu’il doit faire avec. Ce quelqu’un doit l’avoir touché pour le mettre dans cet état-là. Elle est prête à se radoucir, à lui parler quand il poursuit en lui disant qu’elle ne pourrait pas comprendre. Là, elle rit, n’arrive pas à s’en empêcher car c’est le pompon ! Elle, elle ne pourrait pas comprendre ? Blessée, la brune se lève et le pointe du doigt gardant la colère pour elle pour l’instant. « T’as raison, je pourrais pas comprendre. » Elle pince les lèvres, soupire et essaie de ne pas s’énerver. Si on devait la dessiner dans une case de bande dessinée, de la fumée s’échapperait de ses cheveux ainsi que de ses narines, le rouge aux joues. « Je suis si débile pour comprendre ce que ça fait que de se faire larguer ou trahir. C’est vrai. C’est vrai que je ne sais pas ce que ça fait de se sentir seule. De vivre une séparation quelle qu’elle soit. T’as raison, Edwin, je ne pourrais pas comprendre. » Elle est en colère, le ton est sec, Leila craque. Elle veut bien l’aider mais s’il se referme et lui parle si froidement, non merci. « T’as le droit d’être blessé, triste, tout ce que tu veux. Mais faire comme si je ne comprenais pas, pas à moi, s’il te plaît. » Leila jette le torchon sur la table et prend son verre pour le terminer d’une traite. Elle se lève à son tour et pousse la chaise sur laquelle elle était assise pour s’appuyer dessus, pointant Edwin du doigt. « Si tu ne veux pas que je t’aide, arrête de t’apitoyer sur ton sort en face de moi. » Les mots sont plus tranchants qu’elle ne l’aurait pensé mais ils sont sortis sans qu’elle puisse les retenir. Elle aussi ressent des choses et là, tout de suite, Leila est juste blessée du comportement d’Edwin.

Edwin ne réagit pas face au sarcasme de Leila. Il la jaugeait du regard, se demandant quel était le degré de sérieux dans ses paroles ; elle ne s’emportait pas souvent, Leila, elle était même plutôt d’un tempérament calme et posé, un peu le même que le sien. Depuis quand ne l’avait-il pas vu en colère ? Il ne voulait pas réagir, pas s’emporter, il était soudain trop fatigué pour cela, mais il sentait que c’était inévitable. Tu m’éblouis par ton sourire. Bien sûr, elle avait raison – il n’était pas le plus souriant depuis longtemps, bien moins que d’habitude. En temps normal, déjà, Edwin arborait un masque d’une extraordinaire neutralité. Un air indifférent comme si rien ne le concernait, comme s’il se moquait de tout, plus encore maintenant. Il préféra se réfugier derrière des paroles d’une affreuse banalité, arguant que les gens partaient, voilà la plus cruelle des vérités. Le ton de reproche qu’il utilisait, parce qu’elle ne pouvait pas comprendre ; personne ne le pouvait réellement, comme s’il était le seul à avoir vécu un départ similaire. Le départ d’un être aimé, voilà une histoire vieille comme le monde, que tout le monde ou presque avait dû expérimenter au cours de sa vie, mais Edwin s’évertuait à penser que sa souffrance était unique. Cette fois, Leila était incapable de garder son calme. Etait-ce ce qu’il voulait, dans le fond ? Se confronter à la colère, à la hargne des propos, ne serait-ce que pour se convaincre qu’il était pleinement vivant ? « Ce n’est pas ce que j’ai dit, bon sang ! » ou peut-être que si. Il ne savait plus. Mais Leila, elle, ne pouvait pas savoir. Il ne lui avait jamais parlé de Sloane. En fait, il n’en avait véritablement parlé à personne, sauf à ses frères, vaguement. Sans rentrer dans les détails.

« C’est vraiment ce que tu penses ? Que je m’apitoie sur mon sort simplement parce que je n’ai pas envie de parler avec toi de ce que je vis ? » qu’il rétorqua sur le même ton, en sentant un certain agacement l’envahir. « Je ne t’ai jamais demandé d’avoir pitié de moi » enchaîna-t-il en articulant chacun de ses mots. Qu’elle lui reproche ce qu’elle voulait, de se renfermer sur lui, de ne plus être un bon ami comme autrefois, de se montrer moins bavard et moins joyeux, tout cela était vrai, sûrement. Mais pas ça. « Tu veux savoir la vérité ? Très bien. La femme que j’aimais est partie faire sa vie à New-York, une vie dans laquelle je n’ai apparemment pas de place. Elle est partie, exactement comme Hannah avant elle, parce que tout le monde part à un moment ou un autre et moi, je reste là » coincé là aurait-il pu dire, mais ça aurait été trop mesquin, même venant d’Edwin. Il ne le pensait même pas vraiment. Le débit était rapide, le flot de paroles ininterrompu alors qu’il avait si longtemps gardé le silence. Il en voulait à Sloane, bien sûr. Terriblement. Mais il en voulait surtout à lui-même. Elle s’était lancée à la poursuite de ses rêves, quand lui, il avait étouffé ses propres rêves avec ses problèmes d’adulte. « Comment tu aurais réagi, si je t’en avais parlé plus tôt, hein ? » il élevait la voix sans s’en rendre compte. Comment aurait-elle réagi en apprenant que son cœur battait pour une autre ? Ils ne s’étaient rien promis. Leur relation était purement platonique, amicale. Et pourtant, Edwin lui avait caché cette histoire de peur qu’elle le prenne mal, comme si lui-même avait commis un acte terrible. Au nom de la famille un peu bancale qu’ils formaient tous les trois avec May, il s’était tu. Pour mieux exploser ce jour-là.