Elle doit se rendre à l’évidence, Jackie. Elle aura beau fouillé, pousser les aliments, vider les étagères du frigidaire, pas d’oeufs en vue. Pas même sur la porte, là où ils devraient être en toute logique et pas non plus dans le placard où sont rangés les surplus de nourriture. C’est sans doute un signe du destin qu’elle devrait renoncer à l’idée de confectionner ses cookies — ou bien qu’elle devrait trouver une recette vegan et n’ayant pas besoin d’oeufs mais Jackie, elle est trop têtue pour écouter l’univers. Elle a décidé que Paul aurait droit à sa fournée de cookies quand il rentrerait du boulot alors sa fournée de cookies il aura, point à la ligne. Elle souffle, Jackie, avant de refermer la porte du frigo et de reculer de quelques pas. Si elle récapitule la liste des ingrédients nécessaires, il ne lui manque que des oeufs — éventuellement un peu de sucre au cas où elle en ait pas assez, le sachet lui semblant particulièrement léger. Il est encore tôt dans l’après-midi, elle pourrait aller faire de vraies courses et en profiter pour acheter tout ce qui va bientôt venir à leur manquer (comme du dentifrice). Mais elle a sa propre supérette, Jackie, vraiment pas loin et une gratuite, qui plus est (enfin, gratuite pour elle puisque c’est plus souvent Paul qui va faire les courses et qu’elle profite qu’il ait racheté du sucre ou des oeufs pour aller les rendre à qui de droit). Une supérette amusante, aussi, par les balbutiements de l’homme. A croire que lui aussi, il garde le souvenir de la fois où elle a sonné à sa porte, le boxer Super Mario dans une main et un large sourire aux lèvres. De quoi briser la glace (enfin, presque). Pour un peu, elle aurait pu le prendre pour un étudiant. Mais non.
Elle retrouve le sourire alors qu’elle traverse le couloir et frappe à la porte de l’appartement 4. Se demande quelle petite torture elle va bien pouvoir trouver cette fois-ci — et l’idée qu’elle aurait pu acheter d’autres caleçons geek lui traverse l’esprit seulement maintenant et oh boy, faut qu’elle se le note pour la prochaine fois. Vu le profil de Manny, nul doute que si elle débarque avec un boxer à l’effigie d’un personnage de manga il serait bien capable de penser que c’est à lui. Une idée à garder et mettre en pratique au plus vite. Elle en est à glousser lorsque la porte s’ouvre sur son voisin et vendeur de jeux vidéo — et fournisseur d’aliments à ses heures perdues et sans doute bien malgré lui. « Hello neighbour! » La voix chantante et le sourire large, les mains croisées dans son dos. Elle se hisse sur la pointe des pieds, Jackie, avant de laisser ses talons se poser au sol. « Est-ce que je pourrai t’emprunter des oeufs ? Et un peu de sucre aussi, je suis pas sûre d’en avoir assez donc peut-être que je t’en piquerai pas tant que ça finalement. C’est pour faire des cookies. Je t’en apporterai, si t’es sage. » Si elle oublie pas, si Paul ne mange pas tout, si elle n’a pas la flemme ou une autre idée d’ici-là, surtout. Elle penche la tête sur le côté, l’expression plus charmante que menaçante ou moqueuse (pour une fois). « Comme d’habitude, je te revaudrai ça aussi. » Loin d’elle l’envie de parler argent ou de lui suggérer d’ouvrir une épicerie fine improbable au sein même de leur immeuble au cas où il lui prendrait l’envie de soudainement la faire payer à chaque emprunt. Pas qu’elle soit radine, Jackie, mais elle se voit mal justifier à ses parents le trou de son compte bancaire si elle paie juste son voisin plutôt que son propre loyer.
« T’étais en train de jouer ? » C’est qu’elle entend une petite mélodie qui tourne en boucle, comme un menu et puisque plus personne n’utilise de DVD, elle imagine sans mal qu’il s’agisse plutôt d’un jeu vidéo. Et puis, connaissant Manny, ce serait sans doute plus probable. Pas qu’elle reconnaisse la mélodie, en revanche, mais elle peut déjà imaginer le Press Start qui clignote sur l’écran d’accueil et le choix entre une nouvelle partie ou continuer celle déjà entamée. « D’ailleurs, le jeu que je t’ai acheté la dernière fois, il était pas mal mais… Je sais pas. Un peu lent, non ? Je m’attendais à ce qu’il y ait plus d’action et je trouve que la Map n’est pas hyper claire. J’ai l’impression de tourner en rond parce que j’ignore où je dois aller, c’est un poil relou. C’est dommage parce que le début du jeu, y a direct de l’action et un but mais on dirait qu’on s’en éloigne maintenant. » Et puis l’histoire lui semble de plus en plus confuse finalement et si elle pouvait influencer le cours de celle-ci avec ses propres choix (comme c’est le cas dans certains jeux dont elle a entendu parler) peut-être qu’elle serait davantage motivée. « Je crois que les jeux où faut faire des combats pour avancer c’est pas tellement mon truc. Ou pas seule, je sais pas. C’est comment que ça s’appelle ? Les RPG ou les MMORPG, un truc du genre ? Ouais, je pense que ça doit être plus intéressant si y a une équipe, mais seule, c’est juste lent. T’as entendu parler des jeux où l’histoire peut être modifiée selon les choix du joueur ? Genre y a plein de fin différentes donc même si tu le recommences plein de fois, c’est pas dit que t’aies la même histoire à chaque partie ? Peut-être que ça, ça pourrait me plaire. Tu crois que t’en as, à la boutique ? » Elle aurait sans doute pu attendre le lendemain ou un jour que la boutique soit ouverte pour s’y rendre directement et faire son choix — mais puisqu’ils sont là tous les deux, autant en profiter pour demander. Ca lui évitera un petit déplacement inutile si jamais il en a pas qui soient réellement intéressants.

L’innocence peinte sur ses traits — comme toujours selon elle. Jackie, elle se sait trop adorable pour des refus et elle compte toujours un peu trop sur la politesse et le bon coeur des autres au cas où son charme naturel ne suffise pas. Et Manny… Manny, ce n’est plus poli qu’il est, à ce stade — c’est de l’ordre de l’excessif, d’une volonté de plaire ou d’autre chose dans ce goût-là qui en serait presque maladif de son avis à elle. Alors bien sûr que c’est vers ce voisin si serviable qu’elle se tourne toujours. Bien sûr que c’est encore à sa porte qu’elle sonne dans son envie de gâter Pauly après sa journée de boulot. Il dira pas non, Manny, à moins qu’il n’ait pas ce qu’elle demande — mais ça n’arrive jamais, à croire qu’il pense ses courses pour l’immeuble ou qu’il ne consomme rien (ou juste qu’il fait ses courses, lui, contrairement à la blonde). Et il ne lui vient jamais à l’esprit que c’est elle, en réalité, qui abuse — la conscience très vague quand il s’agit de se remettre en question, préférant plutôt voir ça tel un défaut comme d’autres pourraient en avoir. Tant qu’elle ne fait de mal à personne, ça passe, right ? Et elle ne le blesserait pas, Manny, pas comme il lui sert aussi régulièrement, pas quand il a toujours cette moitié de sourire de celui qui fait plaisir, qui aime ça d’ailleurs — alors vraiment, si faire plaisir fait plaisir à Manny, pourquoi se priverait-elle de lui donner l’opportunité de faire plaisir ? C’est un service qu’elle lui rend, if anything et, maintenant qu’elle y pense, peut-être est-elle tout aussi serviable que son voisin geek. Ils ont juste deux façons très différentes de le montrer (tout comme son ex et elle avaient deux façons bien différentes de se dire les choses — là où lui fuyait, elle était très straightfoward dans sa façon de lui rappeler que la chose qui cognait contre les parois crâniennes était un cerveau et qu’il serait bon d’en faire usage de temps à autre).
Jackie the helper.
Nouveau surnom, nouveau trophée. Nul doute qu’elle se ferait un petit badge à cet effet.
L’attention est détournée par la mélodie qui lui provient et qu’elle devine être celle d’un jeu — des talents de détective sans doute grâce au sang qui coule dans ses veines (be proud Dad!) ou plus certainement parce que c’est chez Manny qu’elle a sonné et que, de ce qu’elle en sait, il s’agit de la seule activité de l’homme. En tout cas, la seule qu’elle lui imagine — pas qu’elle l’imagine faire beaucoup, en réalité, à peine jouer et potentiellement dépenser tout son argent en props geek par la suite. Elle ne serait pas surprise de découvrir qu’il a arpenté les brocantes, les vides-greniers et les sites revendeurs pour dénicher une édition ultra rare d’une très vieille carte de jeu de ce dessin animé de son enfance — celui dont elle n’a vu que quelques épisodes et strictement rien compris si ce n’est qu’il y avait des monstres et… Well, c’est à peu près tout. La tête est d’ores et déjà passée par l’entrebâillement de la porte, comme pour essayer de devenir à quel jeu il jouait, Manny, et elle ne lui jette qu’un bref coup d’oeil sur le côté. « Moi en général, je me prépare un petit plateau snack pour pas avoir à m’interrompre. » Même si elle finit par arrêter avant d’avoir commencé le grignotage excessif, un peu trop souvent lasse ou désintéressée des jeux qu’elle a essayé jusqu’à présent. Mais elle lui donne quand même le tuyau au cas où il soit intéressé (et sans doute qu’il est un peu étrange qu’il ne l’ai pas envisagé de lui-même). Et comme il est question de jeu, elle a justement une remarque à lui faire, Jackie, à ce propos-là. Ignorant totalement si c’est désiré, si ce n’est un peu empiéter sur les limites de Manny, n’envisageant pas qu’il puisse ne pas vouloir parler de sa passion en dehors des heures d’ouverture de la boutique, elle énumère ce qui ne lui plaît pas dans son dernier achat. Des notions vagues — le vocabulaire de gamer, elle ne l’a pas encore totalement assimilé, Jackie sur lesquelles il vient d’ailleurs appuyer. Open world. Elle s’imagine que c’est le genre du jeu en question, alors. Elle sait pas trop si c’est pour différencier le fait qu’elle peut se déplacer librement dans le monde du jeu vidéo ou si c’est parce qu’à la fin du mode histoire, elle se rendra compte qu’il y avait plusieurs univers de jeu possible. L’imagination un peu fertile, Jackie, surtout dans des domaines qu’elle ne maîtrise pas. Peut-être qu’il pourrait se lasser, Manny, de devoir répondre à ses demandes toujours plus précises tout en étant impossibles à faire coordonner. Peut-être qu’elle devrait envisager de créer son propre jeu même si elle ne saurait pas par où commencer — et qu’en soit, elle pourrait juste faire des remarques sur la façon d’y jouer, pas sur le scénario lui-même. « … Alors. Pas que je sois le genre à vite prendre peur mais… j’avoue que déjà quand je regarde un film d’horreur, j’ai du mal à dormir la nuit, on va peut-être éviter de me plonger dans un jeu où ma survie dépend directement de mes compétences. » Principalement parce que celles-ci sont proches de zéro et qu’elle est quasiment certaine de mourir et donc perdre et donc râler — en plus de ne pas fermer l’oeil à l’idée qu’on ne sait jamais, peut-être le jeu prendra-t-il vie au milieu de la nuit. « Life is Strange ? Je crois que sur un forum oui, ça parlait. Il est plutôt coloré, non ? Avec la fille aux cheveux bleus ? » Et une histoire de papillons ou de passé ou quelque chose comme ça. « Fables, ça, ça peut être grave cool ! » Principalement intéressée par le côté enquête policière, de quoi lui donner l’impression de faire parti du clan formé par son père et Pauly. De peut-être de pouvoir se vanter d’avoir résolu une énigme tout en ayant joué Cendrillon (mais alors s’il s’agit de contes populaires et que les Disney comptent dans le lot et qu’il y a possibilité d’incarner Mulan ou, mieux encore, Mushu, nul doute qu’elle se précipiterait dessus en moins de temps qu’il en faut pour le dire, Jackie). Les autres noms déjà occultés de son esprit pour n’y laisser l’empreinte que du dernier. Fables. Elle l’imagine dans la police du château si connu, en vient presque à se demander s’il est possible d’avoir une version karaoké — loin de son esprit la possibilité que ce ne soit pas un jeu Disney mais bel et bien un univers autour des contes dans la version moins glorifiée et édulcorée.
Elle entre à sa suite dans l’appartement et, sans y être invitée autrement que par elle-même, elle fait le trajet jusqu’au séjour. Pour jeter un oeil sur l’écran et essayer d’y décoder le jeu. Un nom qui ne lui dit rien. « Il est bien, ton jeu ? » Pas qu’elle veuille y jouer mais s’il y a moyen de le lui emprunter, sans doute qu’elle ne dirait pas non, la blonde. Ça ferait toujours un titre en plus à ajouter à sa liste des tentatives même si peu fructueuses. Elle se frotte la nuque, tourne la tête en direction de la cuisine où avait disparu Manny. « Trois oeufs devraient suffire. Deux si t’en n’as pas assez. » Un si vraiment il n’en a pas d’autres mais ça l’obligerait à faire moins de cookies que prévus à l’origine.