{ C'est à partir de toi que j'ai dit oui au monde }
@Grace Fordham

Ce n’est pas son premier mariage. Pourquoi se sent-il comme ça ? Ne te mets pas dans des états pareils dirait son père, trop occupé à ajuster son noeud papillon pour remarquer son genou qui tremble. Ce n’est pas son premier mariage, non, mais sa première répétition. En arrivant sur le domaine, les tentes tout juste montées, des caisses non déballées ici et là, ça lui a fait l’effet d’un cauchemar. Une version du jour J où rien ne serait prêt. Que doit-elle se dire, Grace ? A-t-elle les genoux qui flanchent ? Le jour J approche, il s’en vient à grands pas ; J moins… Jamie ne sait plus compter. Où est-elle, d’ailleurs, Grace ? On l’a trainé là pour ajuster son costume pour… pour quoi d’ailleurs ? Son père repasse sa veste de ses mains, geste inutile caractéristique de l’importance du moment. La touche finale, il balaye son épaule du revers de la main : Jamie est prêt. Ce geste, Joseph le refera dans quelques jours, le jour du mariage -le vrai. Est-ce qu’ils échangeront un mot ? Aura-t-il un conseil ? Leurs regards se croisent, pudiques, père et fils, les prémisses d’un grand jour se cachent là quelque part. Je suis heureux pour toi, fils. Il le lui dira peut-être.

Dehors dans l’allée les voix s’élèvent. Jamie en reconnaît certaines de la famille de Grace. Le comité est réduit, toujours plus nombreux du côté de la mariée. Sa seule famille, c’est son père. C’est Grace. Ce sont les enfants. Lucy est là quelque part, la seule qui a bien voulu se plier à l’exercice, parce qu’elle est malléable, trop petite pour avoir mieux à faire ailleurs. Surtout, elle a des bras vigilants pour la garder partout. Ne pas salir son costume, l’objectif de sa journée. Il ne pense qu’à ça alors qu’il suit les indications d’une des coordinatrices. Au bout de l’allée, l’homme qui va officier est là aussi, déjà placé près de l’immense chêne. Grace et lui ont à peine eu le temps de se parler. Aux branches, il manque la tenture. Jamie prend note, silencieusement. Et alors que textes et plannings sont passés en revue, Grace et lui l’un en face de l’autre, le sourire nerveux qui menace de lui échapper et le rouge qui lui monte aux joues, il remarque autre chose : il tourne le dos à la grange, ce qui veut dire que Grace peut voir le désastre. Le bois noirci et les dernières émanations de fumée de la toiture. Non. Ça ne va pas. Il fait signe de switcher, n’attendant pas l’approbation de qui que soit. Là. Elle verra les montagnes. Et si elle perd pied, elle verra son sourire. Car Jamie sourit toujours, même stressé, même crispé, même perplexe ; l’impression désagréable de n’être que des marionnettes depuis le début de cette journée. Mais c’est pour Grace. Pour que tout soit parfait. Au moins, il lui épargne le sinistre spectacle, il sait bien qu’elle y pense mais lui, il ne voit qu’elle. Tout pourrait bien brûler autour, la grange et tout le reste, Jamie regarderait Grace.
Au moment où il se dit que c’est mieux, comme ça ; au moment où il croit pouvoir souffler, une jeune femme dont il n’a pas encore totalement identifié le rôle s’enquiert, de sa voix douce et innocente : « Vous avez préparé vos vœux ? » Ce n’est pas une question, c’est une formalité. Elle veut savoir s’ils sont prêts, ils doivent être prêts ? Jamie réalise, et bien, qu’il n’a pas du tout réalisé qu’il devrait les dire, les préparer. Son cœur s’emballe, le regard est interloqué, cherche secours dans les yeux de sa fiancée : tu savais ? Ceux de la jeune femme remarquent le problème. « Maintenant ? Comme ça ? » Il se racle la gorge, cherche ses mots, encore et toujours le sourire tient bon. « Je pensais que ce serait… spontané. » Authentique. Le mot qu’il lui faut. Lui revient en mémoire la vendeuse de la pâtisserie pour leur gâteau de mariage. Ce n’est pas n’importe quel mariage, voyons, vous épousez la maire de Redwood Hills ! Les vœux doivent également être à la hauteur, il imagine… Va-t-elle s’indigner, elle aussi ?

{ C'est à partir de toi que j'ai dit oui au monde }
@Grace Fordham

Elle est belle à voir Grace, dans on élément, la flamme dans ses yeux. Particulièrement belle. Jamie n’a pas souvent l’occasion de la voir. C’est une chose que Melody se moque de sa mère et de ses excès aux fêtes et aux anniversaires de famille, ce n’est qu’un échantillon. Rien n’aurait pu préparer Jamie à leur mariage. Il aimerait que Melody soit là, il aimerait s'évader dans le jardin faire redescendre la pression. Tout stopper cinq minutes. Prendre le temps. Regarde tout ce que tu as accompli. La frustration est là, dormante, lancinante, vicieuse peut-être. Un sentiment qu’il connaît mal. Parce qu’il ne la voit pas faire, parqué qu'il est dans un coin de la grange, sommé de se placer où untel et untel le veulent, d’attendre, attendre et attendre encore, l’attente plus longue que celle du jour J, du grand oui qu’il rêve de prononcer : oui oui oui, mille fois oui. Alors il pourra prendre sa main, ils pourront s’enfuir -non bien sûr, mais ils pourront prétendre, et ils seront mariés. Ils seront libres à leur façon, elle sera sienne et ils sera sien, aux yeux de tous les autres, du monde entier. Ils pourront respirer, ensemble, l’un contre l’autre, le temps d’une danse ou d’une part de gâteau que Jamie imagine avoir un goût d’éternité, dans la fête qui battra son plein dont ils profiteront peut-être, enfin, commencer à vivre. C'est ça, le rêve, c'est ça l’enjeu. Derrière la couleur des fleurs et l’emplacement des bougies auxquels Grace accorde tant d’importance, Jamie se demande si elle en profitera, au moins un peu, de ce jour qui est le sien, celui qu'elle a voulu parfait, qu’il veut parfait pour elle. Il fera tout ce qu’on lui dit, tout ce qu’elle veut, il se placera où on lui dira et dira tout ce qu’on attendra de lui. Un oui, franc, clair, intelligible et enjoué. C'est son rôle : enfiler son plus beau costume et dire oui. Il repense aux propos échangés avec son beau-frère non sans humour ; c’était hier, c’était il y a une éternité. Il devrait lui dire que c'est plus compliqué que ce qu’il pense : enfiler un costume, se placer devant l’autel et dire oui. Il le note dans un coin de sa tête alors qu'on le somme à réciter… ses vœux ?
Il regarde Grace. Perdu dans ses yeux, dans les montagnes au loin, il en a oublié ses vœux. Toutes ses pensées dans sa tête, elles se bloquent quelque part, se coincent. Jamie ne trouve plus les mots. Il se trouve bête. Il a tant de choses à lui dire : qu’elle est belle, pour commencer, même sans sa robe, même les joues rouges d’avoir couru partout, même en pensant à la grange en feu là derrière -il le sait. Qu'elle lui manque, paradoxalement, mais ce n'est pas grave parce qu'elle est là, enfin, enfin tu es là. Alors rien n'est grave, rien d'autre ne compte. Enfin il peut la regarder, enfin il n'y a plus qu'eux et rien, rien de tout ce qu’il voudrait dire ne vient. Jamie n’a rien préparé. Il a honte. Balbutie quelques doutes qui prennent la forme d’une question -maladroite. Il faudra faire mieux. C'est Grace qui répond, Grace qui vole à son secours finalement, assure à la wedding planneuse que tout est prêt. Vraiment ? Le regard qu’il lance à sa fiancée est complice, un instant la gêne s’envole et brille une étincelle qu’ils connaissent bien, celle qui dit à l’autre je connais tous tes secrets, je te connais par coeur. Et ça ne lui fait plus tant peur, au solitaire, au réservé Jamie, il ne craint plus de la décevoir, le temps que s’échangent leurs regards et qu’elle éloigne les autres yeux. S’il avait su, il aurait protesté plus tôt, juste pour avoir un moment tous les deux. Mais si c’est Grace, si c’est elle qui lui demande s’il a peur alors… « argh je… » Respirer d’abord, lentement, perdre son regard dans le ciel ; les mots lui viendront, puis sourire, encore et toujours, envers et contre tout, tendre, indéfectiblement, quand il repose les yeux sur elle. Il n'y a qu'elle. « Je saurais exactement ce que j'ai à dire à la minute où je te regarderai. » Il en est sûr Jamie, aussi sûr qu'il a besoin d'air pour respirer. Qu'ils soient seuls, cents ou mille, quelle importance, quand il n'y a qu'elle qu'il voit, qu'elle qui compte ? Mais le grand jour n'est pas encore arrivé et il ne sait pas, Jamie, comment l'on répète des voeux comme l'on répèterait une demande en mariage devant le miroir, réciter un texte devant elle, ce serait, ce serait... ce serait comme s'entrainer à faire sa demande devant celle que l'on veut épouser. Absurde. Aurait-il dû s'entrainer devant la glace, alors ? N'est-il pas trop tard ? Il doute, tout d'un coup, de ne pas être à la hauteur. Elle revient vite, la peur. Grace n'a peut-être pas tort, ils seront nombreux, les visages inconnus, ils seront nombreux à le toiser, à attendre ses mots, peut-être même qu'il lui faudra les crier. Maintenant c'est sûr, les nuits qui le séparent du grand jour, il les passera à rêver : qu'il bafouille devant toute l'assemblée, qu'aucun son ne sort de sa bouche, qu'il rougit tout entier. Il secoue la tête. « Je veux garder un peu de magie, c'est tout. » Ne pas tout préparer, pure folie que de dire une chose pareille à Grace Fordham ! Un peu de mystère. Un peu de suspense. Pas vrai ? Ses propres mots sont au bord de ses prunelles. Grace peut les lire. Elle le trouve très beau dans son costume. Jamie retrouve confiance. Quelque chose qu'il a bien fait. « Ah oui ? » Quelques fois avec Grace, il pousse un peu sa chance quand un compliment se présente. Il n'y a qu'avec elle qu'il ose, qu'il s'enorgueillit -qu'un peu, car le rose est à ses joues. « Tant mieux, Lindsay l'avait déjà validé. » L'affront suprême il imagine, le sourire mutin. Le coup de pression retombé, le prénom de l'organisatrice -lui dirait assistante de la mariée, lui est revenu en mémoire et avec lui tout son environnement. Ses yeux voguent vers l'étang. « Je me disais qu'on pourrait peut-être vérifier la sécurité des barques, toi moi et Lucy. » Le prétexte est ridicule, il le sait bien, l'air trop innocent pour ce qu'il ose demander. Elle ne lui a pas encore dit oui, mais quel risque plus grand que celui-ci avait-il pris ? « Ce serait dommage que les invités ne puissent pas en profiter. » Les invités, oui, vraiment dommage.