Elle sait pourquoi elle a appelé un cuisinier plutôt qu’un psychiatre, Betty :
pas douée pour verbaliser, pas vraiment envie de le faire non plus. Face à Gabriel, ce ne sont que des bribes d’informations qui transparaissent comme de rares rayons de soleil entre les persiennes obstinément fermées – pas prête. La seule urgence pour la rouquine est celle de reprendre un peu de poids rapidement, avant que les membres de sa famille qui la regardent déjà avec une forme de perplexité ne lancent officiellement une intervention.
Toujours été mince, jamais été maigre. Une nuance qui n’échappe à personne, pas même à la concernée lorsqu’elle se regarde dans le miroir et se trouve affreuse. Or, quoi de mieux pour prendre du poids que de manger ?
Yes, voilà, c’est un super plan Betty. Elle essaie. Elle essaie vraiment, même si tout lui semble compliqué et qu’elle a bien conscience d’avoir entraîné Gabriel dans une situation assez pourrie, y compris s’il lui assure que tout va bien. Professionnel, l’homme de toute évidence adorable qui ne la regarde pas comme un monstre de foire mais prend au contraire le temps de lui donner quelques pistes – faciles à suivre, faciles à reproduire, exactement ce qu’elle cherchait au fond. Apaisée en suivant les instructions qui répondent parfaitement à ses aptitudes naturelles, et finalement
presque satisfaite du résultat même si elle n’ose pas y toucher pour le moment.
« Hm. » Un sourire un peu distant, un peu triste. Gabriel affirme ne pas être un ange et Beth ne lui demandera évidemment pas quel genre de boulets il se traîne, lui : pas son ami, même si elle se sent étrangement en confiance avec lui. Elle se contente de l’observer en silence une seconde, se mordillant la lèvre, puis d’accepter la proposition d’enchaîner sur une autre préparation. Pâtisserie, annonce le chef.
Sucre, entend la rouquine pétrie d’angoisses.
« J’adore le citron. » La tentative d’esquisser un sourire qui se veut détendu bien qu’elle appréhende de nouveau. Bizarrement, elle s’était attendue à préparer un autre truc salé – moins flippant, mais puisqu’elle a déjà accepté autant se jeter à l’eau.
Les sablés, on peut les offrir à des amis. Beth se raccroche aux mots encourageants de Gabriel pour ne pas se laisser sombrer, l’observe ranger tout en faisant nerveusement tourner une de ses bagues autour de son doigt.
« C'est vrai que ce serait une super idée… » Nouveau hochement de tête, forcée d’admettre qu’il a raison en s’imaginant d’ores et déjà la mine réjouie de son père si jamais elle lui offrait un sachet de biscuits.
Pas trop son genre, d’habitude, mais quelques années plus tard elle répondra probablement que « ça se fait » et passera à autre chose. Gabriel se lance dans la préparation tandis qu’elle reste un peu en retrait, ne sachant même pas comment elle pourrait l’aider. La minutie du chef lui tire cependant un sourire plus naturel.
« Je comprends ça. La couture aussi. » Impossible, effectivement, de se tromper sur le moindre centimètre lorsqu’il faut habiller quelqu’un pour un grand défilé. L’analogie est peut-être tirée par les cheveux mais elle a le mérite de rassurer la rouquine qui regarde chaque grain de sucre d’un mauvais œil, est donc sincèrement soulagée qu’on ne les laisse pas se répandre en totale liberté.
« Il faut être précis » qu’elle acquiesce, bonne élève. Prête pour autant à prendre la suite ? Heureusement, Gabriel ne lui passe le relai que pour la partie ludique – ou tout du moins Beth imagine qu’elle l’est pour la plupart des gens.
« D’accord, euh… » Allez, c’est pas la pâte qui va te manger. Un peu précieuse mais de bonne volonté, la nana qui finit par retirer ses bagues et se lancer tout en feignant d’ignorer à quel point la texture lui est désagréable.
« Pfiou, c’est du sport en fait. » Un léger rire, quelques minutes plus tard, lorsqu’il s’agit de jouer du rouleau pour étaler la préparation. Petits bras sans force qui peinent un peu, caractère robuste qui s’accroche malgré tout. Enfin le moment d’attraper un couteau tout en soufflant sur une mèche de cheveux qui lui tombe devant les yeux. « Bon, une forme du coup… » La première qui lui vient en tête est facile, mais pas forcément adaptée pour l’offrir à son père.
Focus, idiote. « Okay. » Elle dessine une botte – c’est mignon, c’est thématique pour les fêtes de Noël, surtout qu’ils sont en plein mois de juillet donc c’est parfait.
Ugh. Les essais suivants sont à peine moins cringe : créative, Betty finit par trouver quelques idées en acceptant enfin de se détendre et de se plonger dans la confection de ces biscuits.
« T’as toujours voulu être chef ? » qu’elle demande finalement sans relever les yeux vers lui, s’efforçant de ne pas ruiner la ligne du motif sur lequel elle avance doucement.
« Comment s’est venu ? » Le couteau termine sa course, Beth repose les yeux sur Gabriel en lui adressant un léger sourire.
Pas la plus sympa des rouquines, mais il lui inspire quelque chose de doux et après le temps déjà passé ensemble, elle se sent enfin assez à l’aise pour retourner les questions.