Large sourire aux lèvres, Kathleen effectue un tour complet sur elle-même pour admirer l’ensemble des locaux tout juste rénovés. Sur le papier, rien d’extravagant : d’anciens bureaux désaffectés suite de la délocalisation d’une minuscule entreprise vers Burlington ; A peine quelques pièces qui ne payaient franchement pas de mine. Après plusieurs mois de travail, d’échanges avec des architectes, de réunions au siège de la DeWitt, de discussions avec ses partenaires, le résultat est stupéfiant : des anciens bureaux ne demeure aucune trace, les espaces ouverts et réaménagés sentent bon la peinture fraiche et les meubles tout justes sortis de leur plastique de protection. C’est assez dingue, exaltant. Trop tôt pour affirmer avoir réussi, mais déjà assez d’avancée pour se sentir sur une dynamique qui donne envie à la jeune directrice du projet d’ouvrir une bouteille quand même. « C’est dingue » souffle-t-elle dans un large sourire à son co-équipier qui s’avance, des documents en main. Encore quelques trucs à réceptionner, de ce qu’elle lit rapidement, mais tout sera prêt pour la grande journée d’ouverture : le premier foyer pour jeunes de Redwood Hills. Un espace destiné à devenir un lieu de vie, de rencontres, de partages, de détente, d’informations, de discussions sérieuses. Ça fait des mois qu’elle bosse dessus, Kat. Des mois qu’elle imagine ce qu’on pourrait en faire, de ce lieu laissé un peu à l’abandon. Pas encore les moyens de le transformer en une structure d’accueil à temps plein -qui nécessiterait bien plus de places, de moyens et de personnel- mais ce que la DeWitt Foundation For Youth propose comme première approche lui semble honnête. Sincère dans la démarche de créer quelque chose qui ressemble aux habitants de cette ville, par quelqu’un qui a toujours vécu dans cette ville. La première fois qu’un projet lui ressemble autant sans doute, à la directrice nouvellement nommée qui continue à parcourir ses papiers d’un air réjoui.

« Les gars de la boutique de jeux vidéo m’ont dit qu’ils passeraient cet aprem. Tu rentres au bureau ou tu restes, Kat ? » Relevant les yeux, la brune esquisse un petit sourire. « Je m’en occupe, pas de souci. » Travail d’équipe, la jeune femme est dans son élément. Elle a volontiers délégué certains des aspects de ce projet, dont celui de contacter de potentiels partenaires locaux pour leur proposer de soutenir le projet à l’échelle de leurs possibilités. L’idée étant surtout de créer un réseau, la fondation n’a jamais communiqué de demandes trop précises pour laisser libre à chaque commerçant de contribuer selon ses envies, se contentant d’en expliquer les enjeux et buts. Certains avaient offert des meubles, d’autres de l’électro-ménager, de la déco, du matériel d’écriture, des denrées consommables pour la cuisine… Petit bout par petit bout, le tout étant complété par les fonds propres de la fondation. Quant aux jeux vidéo, Kat était effectivement enthousiaste à l’idée d’organiser un coin équipé où les jeunes pourraient se réunir et jouer ensemble. A voir, donc, ce que la boutique locale pourra offrir pour cette occasion. Elle songe d’ailleurs que ses nouveaux partenaires doivent être arrivés, en entendant quelques heures plus tard des échanges verbaux dans l’entrée du foyer. « Yep, il faut voir ça avec Kat. Vous la trouverez dans la grande pièce, tout droit. » A peine le temps de ranger le dossier sur lequel elle travaillait, installée à la grande table du foyer, que son sourire se fige en relevant les yeux vers le visiteur qui s’approche. « Manny ? » Ses yeux peinent à croire ce que son cœur a déjà reconnu, effectuant un bond dans sa poitrine en même temps qu’elle pour se lever. Il n’a pourtant pas tant changé. « Manny ! Quelle surprise, ça me fait plaisir de te voir ! » Le ton chaleureux de sa voix trahit d’ailleurs tout de ce plaisir, certes mêlé d’un extraordinaire étonnement. Pour une raison qui désormais lui échappe, elle n’avait pas une seconde pensé à vérifier qu’il habitait encore ici en revenant à Redwood ; Pas plus qu’elle n’avait songé qu’il ait pu se spécialiser dans la vente de jeux vidéo. « Pardon, je… Je ne sais pas si tu te souviens de moi, on était ensemble au lycée. Kathleen Miller. » Son sourire ne se fane pas, même si elle se rend tout à coup compte d’avoir probablement été un poil trop enthousiaste dans l’accueil de cet homme qu’elle n’a plus vu depuis bien quinze ans. A-t-elle tant changé, elle ?  

Incroyable. Et pourtant, l’est-ce réellement ? Kathleen a beau hésiter une seconde, il lui semble avoir passé tellement de temps à observer à la dérobée le visage qui approche qu’elle pourrait désormais le reconnaître entre mille – et ce même bien des années plus tard. Manny. Le sourire qui étire aussitôt les lèvres sans la moindre difficulté, quitte à se ridiculiser en faisant preuve d’un enthousiasme excessif dès les premières secondes de ces retrouvailles tout à fait inattendues. Au fond, elles n’ont pourtant rien de particulièrement surprenant : puisqu’ils ont grandi dans la même ville, n’est-ce pas logique qu’ils finissent par s’y recroiser ? Peut-être pas, difficile à dire. Les années sont passées et Kat n’a jamais cherché à prendre de nouvelles, y compris lors de ses visites régulières. Manny aurait très bien pu partir, comme elle : aller faire sa vie à Burlington, New-York ou ailleurs, parcourir le monde, ne plus revenir que pour les grandes occasions et les fêtes de fin d’année. Or, il est là. Face à elle qui le dévisage avec insistance, le cœur battant en espérant lire dans ses yeux une reconnaissance réciproque. A vrai dire, elle n’y voit cependant que la panique si symptomatique des gens qui font semblant de se souvenir d’un visage inconnu par pure politesse et s’empresse donc d’ajouter les sous-titres : Kat, le lycée, ce crush qu’on n’a jamais réellement abordé. Évidemment, la dernière partie demeure muette. Tellement lointaine qu’on pourrait même en venir à douter qu’elle ait réellement existé, davantage encore en percevant toute l’incertitude de l’homme qui semble enfin sortir d’une minute de coma profond.

« Ah, super ! » Quel embarras. Son regard se détache enfin de Manny pour atterrir au sol, le sourire ne se fanant cependant pas. Elle aimerait dire autre chose, enchaîner sur toutes les questions qui se bousculent dans sa tête – comment vas-tu ? Qu’est-ce que tu deviens ?- mais l’enthousiasme de Manny est si vite suivi d’un second regard empreint de gêne que Kat n’ose pas insister. De toute évidence, le souvenir aura été plus marquant de son côté que de celui de l’homme qui lui fait face. « Hm ? » Le regard remonte vers le sien, constate une légère coloration sur ses joues. Mince, elle le met mal à l’aise. « Oh, merci. C’est… Ouais, c’est un peu mon bébé. » Un rire lui échappe, à son tour d’être mal à l’aise. Mimétisme bancal, surtout qu’elle trouve aussitôt sa comparaison assez cringe ; C’est un joli projet, le fruit de nombreux mois de travail, éventuellement pas un nourrisson pour autant. « On a prévu un coin, là-bas, et en fait je ne sais pas, je ne voudrais pas abuser » son regard descend sur le carton en même temps que celui de Manny « je ne sais pas si vous êtes dans le rush mais si ce n’est pas le cas, est-ce que tu voudrais bien me montrer comment les installer, aussi ? Je ne suis pas sûre de m’y retrouver dans les câbles sinon. » Et peut-être qu’elle a envie d’en profiter pour tout de même prendre des nouvelles, la directrice faussement empotée. Elle n’est après tout pas si timide et à défaut d’avoir laissé un souvenir impérissable à son interlocuteur, elle souhaite évidemment pouvoir mettre à jour le sien.

Le collègue que personne n’avait remarqué – pas Kat, en tout cas, trop absorbée par d’autres considérations – se manifeste et brise ainsi la bulle. Tant mieux. De quoi s’accorder une seconde pour calmer le mélange d’excitation et de déception qui joue désormais avec son rythme respiratoire. Ce n’est pas grave, s'il ne se rappelle pas vraiment. C’était il y a tellement longtemps, évidemment qu’elle ne lui en voudra pas. « Et donc, tu… » Indécise, l’envie de relancer la conversation qui arrive enfin sans vraiment savoir comment se terminera sa phrase, de toute façon interrompue par un aveu qui ravive les montagnes russes à l’intérieur de sa poitrine. Son sourire n’a pas changé. « Vraiment ? C’est… dingue qu’on ne se soit pas recroisé plus tôt ? Tu as l’air bien installé. » D’un signe du menton, elle désigne en souriant le carton qu’il tient toujours. Vendeur de jeux vidéo, alors ? Pas tellement étonnant, mais Kat se demande surtout s'il possède cette boutique depuis longtemps ; Si elle est passée devant des centaines de fois sans se douter que son ancien ami du lycée y travaillait. Qu'a-t-il fait pendant ces vingt dernières années ? Un vertige en prenant conscience du nombre, et de nouveau l’envie de lui poser mille questions qui revient au galop, qu’elle contient toujours pour s’éviter de paraître une deuxième fois en décalage. Saisissant alors le deuxième carton abandonné par le mystérieux collègue visiblement ravi d’être là, Kat initie un mouvement pour l’emmener vers l’espace télévision-jeux vidéo du foyer. « Merci beaucoup pour tout ça, c’est vraiment plus que ce qu’on espérait. Tu vas clairement faire des heureux. » Un peu de small talk innocent, à défaut de se risquer à provoquer une seconde vague de panique dans son regard en déversant enfin le flot de ses pensées qui vont à mille à l'heure. Alors, qu’est-ce que tu as fait après le lycée ? Où est-ce que tu étais pendant toutes ces années ? Tu es resté ici ? Tu es parti ? Tu es revenu ? Tu t’es marié ? Tu as eu des enfants ? Et ta sœur, qu’est-ce qu’elle devient ? Est-ce que tu as toujours ce petit réflexe adorable, celui de te toucher le lobe d’oreille quand on te pose une question débile et que tu réfléchis à une réponse diplomate ?

Et la dernière fois, alors, c’était quand ? Impossible de se souvenir aussi précisément du tout dernier instant où Kathleen aura posé ses yeux sur Manny, enfoui sous plusieurs dizaines d’années d’autres souvenirs accumulés, entassés, un mille feuilles d’expériences où son visage n’est plus jamais apparu. La cérémonie de remise des diplômes, peut-être. La vague idée qu’ils s’étaient probablement adressé un mot de félicitations ou au moins un sourire, de loin, pas vraiment proches bien que leurs trajets au sein du lycée semblaient obstinés à se croiser à chaque bout de couloir. Puis plus rien. Deux chemins qui se séparent définitivement sans qu’on ne cherche à provoquer le destin ; L’acceptation qu’au fond, un crush de lycée n’est pas si déterminant que cela à l’échelle de toute une vie. A quel point tout a changé, maintenant que les deux lignes parallèles ont décidé de se rapprocher ? Kat, toujours aussi enthousiaste, toujours aussi volontaire – à la tête d’un projet plus grand qu’elle et qu’on s’obstinera pourtant à appeler « mon bébé » pour en minimiser la taille. Manny, toujours aussi fan de jeux vidéo visiblement – mais quoi d’autre ? Elle sourit lorsqu’il complimente le lieu, glisse tout bas un léger « merci » qui doit se faufiler pour sortir de la gorge tout à coup serrée. Pas tellement le genre de Kat, de se sentir intimidée. Pourtant, elle l’est forcément un peu en se retrouvant tout à coup nez à nez avec lui.

Et la dernière vraie discussion, alors, c’était quoi ? Aucune idée : le genre de choses qu’elle aurait peut-être notées si elle avait eu idée que ce serait la dernière, baignée d’insouciance en terminant son cursus elle n’y avait tout simplement pas songé. Mais est-ce que ça a réellement la moindre importance ? Nul besoin d’archéologie pour remonter si loin, quand dans le présent immédiat la discussion peine justement à décoller. Embarras partagé, même si Kathleen voudrait très sincèrement profiter du moment pour rattraper un retard désormais rendu considérable. Le hochement de tête est à peine trop vif pour ne pas la trahir lorsque Manny accepte justement de rester un peu, pas longtemps, juste de quoi brancher les consoles dont Kat aurait probablement fini par retrouver les bonnes combinaisons – sans toutefois y éprouver autant de plaisir que si c’est lui qui s’en charge. « Ce serait vraiment super, merci beaucoup Manny. » Sourire empreint d’autant de reconnaissance que de douceur, en l’entendant tâtonner pour formuler sa réponse. Il n’y a probablement jamais vraiment eu de discussion : lui a toujours semblé timide et elle n’a jamais réellement su si le crush était mutuel ou non ; Probablement que non d’ailleurs, sans doute que ça se serait fait si cela avait été le cas mais laissons cette pensée de côté. Pour le moment, elle est tout simplement contente de retrouver une connaissance qui aura compté sans le savoir, curieuse de savoir comment elle a évolué pendant toutes ses années, entièrement ouverte à une discussion sans constamment faire référence au passé.

Enfin, ça c’est la théorie. En pratique, impossible d’empêcher son sourire de se crisper lorsque Manny annonce avoir eu un bébé. Bon, ce sont des choses qui arrivent, n’est-ce pas ? Et puis, qu’est-ce que ça peut faire, de toute façon ? « Oh, génial ! Félicitations. » Douée pour sauver les apparences, la jeune femme qui ravale sa crispation tout en observant le visage de Manny se décomposer lentement. Ou peut-être pas si douée que ça pour sauver les apparences, finalement ? « Ah ! » Ouf intérieur. Un rire léger accompagne le soulagement qui se propage rapidement, toujours sans explication valable. « Oh, ça aurait pu, mais félicitations quand même, c’est super que tu aies pu faire de cette passion ton métier. Comment ça fonctionne pour toi ? » Fatiguée ou un peu déconcentrée, l’esprit d’ordinaire plus agile qui semble pédaler dans de la semoule et préfère enchaîner sur un sujet plus léger histoire de s’accorder trente secondes pour se recentrer : le business, la vie professionnelle… Easy, right ? C’est d’ailleurs ce qui les réunit aujourd’hui, l’occasion de le remercier chaleureusement au nom de toute la DeWitt pour sa générosité. « Bon. Dans tous les cas, on ne manquera pas de redonner votre contact aux jeunes qui se plairaient à jouer ici dans le futur. » Histoire de leur faire un peu de pub, même si l’esprit n’est pas franchement commercial : les consoles sont chouettes, ce sont nos partenaires qui nous les ont offertes, n’hésitez pas à aller visiter leur boutique pour dire bonjour et les remercier. Ça ne mange pas de pain, et surtout ça participe à resserrer les liens d’un tissu social bien fragile ; Pourquoi s’en priver ?

« C’est là » qu’elle confirme dans un acquiescement alors qu’ils atteignent enfin le coin dédié, déjà en partie installé. Kat reste légèrement en retrait tandis que Manny dépose avec précaution son matériel, en profite malgré elle pour l’observer. Même vingt ans plus tard, elle le trouve toujours aussi beau. « Bientôt un an, oui. Le temps file vraiment à une vitesse… Comment est-ce que je peux t’aider ? » S’approchant à son tour, Kathleen imite le brun à s’accroupissant à ses côtés sans toutefois oser plonger les mains dans ce qui ressemble à un véritable labyrinthe de câbles pour ses yeux impies. « Et toi ? » Finalement, relever le regard vers le visage de Manny est définitivement plus intéressant. « Tu es toujours resté à Redwood ou tu es revenu aussi ? » Drôle de mouvement pendulaire, les gens ont effectivement tendance à partir puis à revenir : un truc que Kat comprend, elle-même attachée à sa ville natale même si elle aspirait à voir autre chose du monde pendant longtemps. Retour du pendule, le calme a ses bons côtés également. Au tour de Manny de relever les yeux vers elle en lui adressant un sourire qui la fait craquer, encore, parce que ce genre de détails ne change pas malgré les années qui passent. « Oui ! Enfin ! C’était… Dingue. » Retour de l’enthousiasme dans le sourire et dans la façon qu’ont ses mains de bouger tout à coup, prises d’une envie de montrer ce que les mots peinent à décrire. Et touchée qu’il s’en souvienne, forcément. « C’était vraiment l'aventure, il faisait un temps de chien et la mer était déchaînée mais… Ouais, j’ai coché l’item sur ma check-list personnelle. » Sourire satisfait en même temps qu’un petit mouvement d’épaule faussement fier, davantage destiné à faire sourire Manny qu’à réellement se vanter d’avoir tout simplement acheté un ticket pour une expédition touristique en mer. « Et je veux bien savoir où tu en es de ta propre check-list, du coup. » La complicité du sourire est retournée, envie partagée d’échanger ces nouvelles un peu décousues mais essentielles tout de même. Il y a bien eu quelques discussions dont les souvenirs sont restés, finalement.