À l’heure actuelle, Teddy voudrait n’avoir jamais laissé de traces sur Internet, voire même quel nul n’ait jamais eu l’idée d’inventer Internet. Ou encore, plus simple, que Marla ait passé son chemin sans lui écrire après avoir reconnu sa tête sur une photo. Elle continue d’hocher la tête tout en écarquillant un peu les yeux, histoire d’avoir l’air concerné par tout ce que sa vieille copine du lycée lui raconte sans marquer une seule pause depuis au moins une heure. Ça lui donne encore plus l’impression de mourir de l’intérieur. Il y a dix ans, quinze ans, sur ce court laps de temps au cours duquel elles ont langui ensemble sur les bancs du lycée de Springfield, c’était chouette. Seulement, c’était il y a dix ans, quinze ans, voilà, elles ont changé, elle aurait dû prévoir que ça ne pourrait plus être comme avant. Une décennie sans échanger un seul message, ça tue une relation. Et toute une heure passée à écouter des histoires de voyage en Europe, ça tue tout l’enthousiasme qu’elle a pu éprouver lorsque Marla lui a écrit je vais passer dans le Vermont, il faut qu’on se revoie, il faut qu’on marque le coup, j’ai trouvé un hôtel super chouette près de ton coin ! Il faut qu’on aille là-bas !
Elle aurait dû prévoir. C’était idiot, d’avoir le cœur un peu battant et le sourire aux lèvres, cette émotion un peu contenue, au moment de prévoir ces retrouvailles, puis de rejoindre Marla au Point. Bon, là, elle savait à peu près à quoi s’attendre, l’endroit a une réputation… et ça ne lui déplaisait pas, l’idée de marquer le coup, de se faire inviter par son ancienne meilleure amie tu as eu un bébé je tiens à te l’offrir. Merci, comme c’est gentil. Teddy, à force d’hocher la tête, a fini par comprendre qu’elles ont vraiment suivi des trajectoires toutes différentes. Marla n’a jamais eu les ongles aussi soignés, pas même quand elle tentait d’attirer l’attention des footballeurs, ce qui était pourtant de la plus haute importance à l’époque. Et elle ne parle que de villes chics dans lesquelles elle a fait ci et ça, et certaines de ces villes, Ted ne les connaît pas, mais vu la narration, elles doivent être chics aussi.

Marla a eu la bonne idée de leur réserver des massages. Marquer le coup, tout ça. C’est elle qui y va la première, Teddy a insisté sourire crispé aux lèvres, l’absence de son amie lui a permis de souffler un bon coup, d’échanger des messages avec David resté à la maison pour apaiser ses nerfs, d’hésiter plusieurs fois à s’en aller, sans dire au revoir et encore moins merci, comme ça. Il y a dix ans, elle l’aurait fait. Mais là, elle se laisse facilement convaincre de profiter du cadeau. D’ailleurs, en regardant le décor autour d’elle, après toutes les histoires auxquelles elle a eu droit, elle trouve ça carrément logique que Marla ait voulu venir dans un palace pareil. Un vrai château européen.
Marla revient en s’extasiant que c’était mer-veil-leux. Des doigts de fée, incroyable. Ted, qui n’a pas très envie de discuter plus que ça avec elle, déclare avec grand enthousiasme qu’elle va y aller tout de suite alors. C’est son tour. Un dernier rire de connivence pour se dire bye, à tout à l’heure, et la voici qui se dirige vers l’endroit indiqué. Elle réalise que sa soupape est fracturée. Elle aurait dû s’enfuir. Une minute de Marla lui a remit les nerfs à vif, le masseur a intérêt à être vraiment très bon parce qu’il y a du boulot pour qu’elle parvienne à décompresser, là. « Je ne sais pas trop ce que vous faites exactement mais il me faudrait votre programme de détente maximale. » Déclaration d’entrée idiote mais elle se fiche de ce que le masseur pourrait bien penser d’elle. Enfin, euh, sa tête lui rappelle quelque chose, non ? « On se connaît ? » lâche-t-elle, faisant fonctionner à vive allure sa mémoire, tellement vite qu’elle le remet en un quart de seconde ce jeune homme, à son travail à elle bien sûr… c’est un client du magasin. Le malaise.

@Chase Mason

Okay. Le cerveau de Teddy compile aussi vite qu’il le peut toutes les informations qu’il possède sur la situation, arbitre et prend une décision quant à l’attitude à avoir : elle est presque certaine que le masseur face à elle est un client du magasin – en même temps, ça n’a rien d’étonnant, Redwood Hills n’est pas très éloignée du Point. Quand on travaille dans un commerce, on peut s’attendre à rencontrer souvent des personnes qu’on conseille et encaisse. Bon, elle aurait préféré ne pas faire ce rapprochement mais dans l’absolu la situation n’est pas si gênante que cela. Pour sa part, le jeune homme déclare ne pas la reconnaître et c’est tant mieux, il vient de lui donner la permission de faire comme si c’était le cas effectivement et de se comporter comme n’importe quelle cliente. Parfait. Ted fait un geste de la main en l’air, pour signifier : peu importe, ne vous donnez pas cette peine. Il lui indique la salle de bain dans laquelle elle s’engouffre pour se changer, et d’où elle lui répond pour qu’il ne se sente pas l’obligation de remettre son visage : « Oh je dois vous confondre, déformation professionnelle. » Elle retourne dans la pièce, qui a tout l’air d’une ancienne chambre reconvertie à cet usage. Malgré la lumière douce et la musique d’ambiance, Teddy trouve l’atmosphère curieuse. Elle n’a pas l’habitude des soins de beauté et se trouve un peu gauche, embarrassée, avec cette serviette si moelleuse nouée sur la poitrine, à ne pas savoir quoi faire de ses deux bras ni où se mettre. Mais elle est là pour se détendre et se faire chouchouter, pas vrai ? Elle se rapproche de la table de massage, mais n’ose pas s’y coucher ou s’y asseoir, quel est le programme de détente maximale au juste ? « Est-ce que vous êtes tenu au secret professionnel, comme les médecins ? » demande-t-elle, avant de poursuivre : « Vous voyez, la personne qui est venue juste avant moi ? » Elle marque une petite pause. Pourtant, la question qu’elle prépare est on ne peut plus spontanée et sincère. « Vous ne l’avez pas trouvée vraiment insupportable ? Ou bien c’est moi qui suis aigrie ? » Le masseur du Point ne se permettra sans doute pas de juger du caractère de deux des clientes de l’établissement mais peut-être que formuler cela à voix haute est une manière pour elle de s’interroger elle-même. « On est venues ensemble et elle m’épuise » ajoute-t-elle, comme ça le jeune homme a toutes les cartes en main pour comprendre à quel point elle a besoin de son fameux programme de détente maximale. « Enfin, si ça peut vous rassurer, elle est revenue en chantant vos louanges. » Qu’il ne se fasse pas de souci pour le jugement de ses compétences, sa direction n’entendra que du bien à son sujet de la bouche de Marla.

@Chase Mason

Ce moment est supposé être dédié à la relaxation, à son bien-être, pourtant Teddy oscille entre la franchise assez directe qui lui est habituelle et un vague inconfort, qui lui, est dû à au moins trois facteurs originels. Premièrement, même si le jeune homme lui assure avoir une tête commune, « passe partout », elle est certaine qu’elle l’a déjà servi au magasin et elle aurait préféré rencontrer un visage inconnu et neutre. Ensuite, elle ne sait pas ce qu’elle est censée faire, maintenant qu’elle s’est changée, elle n’a aucune idée des pas de cette chorégraphie certainement bien réglée, pour la simple et bonne raison qu’elle ne s’était jamais approchée d’aussi près d’une table de massage. Et ça, ça lui rappelle sans cesse que, dernier point : sa meilleure amie du lycée est devenue tellement snob, avec un système de valeurs très différent du sien. Elle aurait dû proposer un simple verre au bar de Redwood, elle se serait trouvée bien plus dans son élément que dans cet hôtel de luxe. Ou ne jamais répondre à son message de reprise de contact. Mais enfin, elle en est là et dans l’immédiat, libérée pour tout le temps du massage du bavardage agaçant de Marla ; elle avisera quoi faire quand le moment sera venu de la rejoindre à nouveau. Le masseur se révèle également plutôt sympathique, ne lui faisant pas remarquer sa gaucherie et l’invitant en toute simplicité à s’installer, avant de l’inviter à se lâcher si elle le souhaite. La table s’élève sous elle, en même temps qu’elle se fend d’un sourire. « Vous mettez quoi, des bruits d’eau et de forêt, ce genre de musique-là ? » C’est l’idée qu’on se fait de musique de détente non ? Teddy trouve tout cela un peu trop cliché pour y tenir ; et puis, sans doute que dans le fond elle ressent le besoin d’exprimer à voix haute tout ce qu’elle a gardé pour elle toute la soirée. « Du coup, vous êtes psy en même temps que masseur ? » Il a saisi son pied. Par réflexe, une brève seconde, elle se raidit. Ça fait drôle, la sensation est quelque peu étrange mais aussi, agréable. Elle réalise que cette partie de son corps est vivante, qu’elle a accumulé des tensions qu’elle ne ressentait avant qu’il ne se mette à essayer de les faire disparaître. Ça la motive à reprendre la parole : « On est épuisé parce que la semaine a été longue, que mon fils fait ses dents, que je pensais passer une soirée incroyable avec une vieille amie mais qu’on n’a plus grand-chose en commun en fait. » Il était d’accord pour qu’elle se lâche, le voilà servi, et bon courage à lui pour faire semblant de s’intéresser à la vie de cette cliente parmi toutes les autres, juste assez pour avoir l’air poli. Ted reste songeuse un quart de seconde, reprend : « Je sais pas si vous voyez ce genre de retrouvailles où on réalise que les gens sont devenus trop différents, vous avez l’air plutôt jeune, si vous me permettez. »

@Chase Mason