“Il y avait un garçon tout près de la voie de chemin de fer.
Vous n’allez pas me croire, et pourtant c’est vrai.
Je suis presque certaine de ne pas l’avoir rêvé.

Il faisait nuit. J’errais, sans même le savoir.
Sans même encore comprendre que c’est là ce que nous faisons tous.
Errer.

Je marchais. J’avais parcouru les kilomètres, comme souvent, tout en me perdant en route. Je suivais les rails dans la nuit. Il y avait longtemps qu’aucun train ne passait plus par là. La végétation se nouait autour du métal. Les lames disparaissaient dans les herbes. Et les étoiles éclairaient tout cela. Je ne pensais pas faire de rencontre. Je me disais même qu’il serait bien temps que je rentre. Et puis, je l’ai vu. D’abord, ce fut une ondulation claire et indistincte. Volutes de fumée. Cigarette. Pourquoi je me suis approchée, c’est un mystère. C’était même peut-être très idiot en vérité. Mais finalement, je l’ai fait. Pour dire vrai, je l’ai longtemps regretté. Avant de comprendre. Comprendre, c’était il n’y a pas si longtemps.

C’était la nuit, donc. Pourquoi, dans les histoires, toutes les choses importantes, dites sujettes à un mystère flirtant avec le surnaturel, se passent-t-elles une fois le Soleil couché ? C’est comme si les beautés les plus étranges devaient se tenir cachées… Or, cette rencontre était effectivement de toute beauté. Mais d’une beauté particulière, subjective. Finalement, je suis peut-être la seule à l’avoir saisie. Parce qu’à cet instant-là, elle répondait à un besoin. Pour moi.

C’était un garçon. Assis par terre, le regard baissé. Quand il l’a levé, je n’aurais pas eu besoin du grand jour pour le trouver beau. Ses yeux, c’était de l’encre de Chine. Je n’ai pu détacher mon regard. Lui, il l’a fait avec indifférence. Et il m’a salué. Avec mon prénom. Impossible, pour moi, de retracer dans ma mémoire qui il était. J’ai trainé un moment, restant debout, échangeant des banalités. Puis, je me suis tue. Il m’a demandé si j’avais lu les nouvelles. Entendu parler de ce qui c’était passé avec la Rose Lunaire récemment. Ce « récemment » sonnait étrange… A Redwood Hills, et aux alentours, y avait-t-il seulement un récemment concernant la Rose Lunaire ? N’est-ce pas plutôt un… Toujours ? En tout cas, je n’ai pas osé répondre. Chez moi, on ne pouvait pas en parler. Ou plutôt, les choses sont plus compliquées que ça…  Disons simplement, que l’on n’en parle pas.

Mes parents sont d’ici. Ce sont des gens que la société qualifie de « simples », des « braves travailleurs », parce que cette société a ce besoin de définir les gens, de leur attribuer une gentille petite étiquette. Ou une case. Mince pourtant, mes parents débordent de la leur. Ce ne sont pas seulement un ouvrier agricole et sa femme qui enchaine les jobs à temps partiel. Ce sont des passionnés de jazz. Des personnes qui se débattent, elle-aussi, pour rester au-dessus de la vague. Ce sont mes parents. Ces gens qui tremblent rien qu’à l’évocation de la Rose Lunaire et préfèrent se détourner du sujet. Avec mon frère Rory non plus, je n’en parle pas. C'est pourquoi, avec cet inconnu aussi, je me tais. Je l’écoute lui. Il me retrace les évènements comme si j’étais étrangère. Comme si je les découvrais. Finalement, je lui ai demandé pourquoi il me racontait tout cela.

En prononçant ces mots, j’ai réalisé qu’il s’était approché. Poursuivant le cliché, il était bien plus grand que moi. Partout, c’était le parfum du tabac qui dominait. Cela n’avait rien d’élégant. Pourtant, dans sa voix, quelque chose l’était. Une chose indéfinissable qui a fait le charme. J’ai sombré. J’ai délaissé la falaise qui habitait toujours le monde dans mon dos. Ce seuil de gouffre que j’essayais de ne pas voir en restant droite, fiable, inoffensive. Sauf que, de la falaise métaphorique, j’aurais pu tomber. Il m’y entrainait par ses paroles, par sa présence qui m’hypnotisait tout d’un coup. J’ai levé une main vers son visage. Sans le montrer, je n’ai pas voulu le laisser partir. Nous avions juste parlé, mais une part de moi l’aimait, déjà.

Il est parti sans un regard, avec simplement ce petit air qui s'égare, un peu las, contraint. Comme si je l’avais déçu, ou simplement avais si peu compris. Il a dit que c’était mieux de rester ainsi. Deux apparitions. Deux silhouettes qui se croisent, sans rien exiger de plus. Aujourd’hui, je sais qu’il avait raison. Ce n’est pas lui que j’ai aimé. C’est cet instant, ce grand idéalisme que j’ai forgé autour de notre simple échange. Car, pour un instant, il m’a tenu éloignée de mes démons en me dévoilant les siens d’un regard. C'était une illusion. J’ai pensé que nous étions les mêmes. Deux êtres très différents, mais deux âmes tout aussi perdues. Il était venu m’offrir des réponses, ou au moins un dialogue, sur un sujet que je méconnaissais, et qui pourtant peuplait mon quotidien. La Rose Lunaire.

Dans les couloirs de l’université, dans ceux de l’hôpital. Entre les rayonnages d’une bibliothèque ou les allées d’une forêt. Je le recherche encore, parfois. Son ombre surgit sur une planche d’anatomie. Son rire bref et cinglant s’efface dans celui d’un bébé. C’est lui, ce bout de portrait sur un papier froissé au fond d'une poubelle. Ses pas, quelques notes vaines sur un piano. Sa présence passée devient écrasante quand je pousse une porte d’entrée. Et jamais il n’apparait.

Ces pas ne finissent pas de s'éloigner.
Je vous assure, néanmoins.
Je n’ai pas rêvé.