Désagréable. Les premières sensations qui se réveillent chez Søren sont désagréables tandis qu’il revient progressivement à la conscience. Il fait froid et le tissu rêche qui le recouvre ne suffit pas à rendre cette assertion moins vraie. Son bras est endolori ; Sans même avoir besoin de bouger, il sent que quelque chose est tout à fait anormal et inconfortable à ce niveau. Quelques respirations encore, des bribes de conversations qui semblent lointaines. S’il entend son nom, l’avocat serait cependant bien incapable de déceler le sens des mots qui l’entourent. Drôle de flou entre éveil et inconscience, un genre de labyrinthe dont les parois s’évaporeraient sitôt qu’on les frôlerait. Combien de temps est-ce que cela dure ? Quelques secondes ou quelques heures, qui sait. « Gwenn ? » Les cils battent trop vite, tentent de maîtriser l’afflux lumineux trop fort, presque violent. Péniblement, Søren esquisse un geste pour se redresser. Désorienté. Dans son dernier souvenir, il entrait dans le bureau de son collègue pour l’avertir de son départ prématuré du cabinet. Migraine affreuse. Estomac en vrac. De la journée, le plus âgé des deux avocats n’avait rien pu avaler, à l’exception d’un quart de verre d’eau et d’une bonne douzaine de médicaments divers et variés pour tenter de tenir le coup.

« Qu’est-ce que… ? » Aïe. Rappel à l'ordre de la perfusion dans son bras dès le premier geste effectué pour se sortir de là. Que fout-il dans un lit d’hôpital ? A présent entièrement ramené à la conscience, Søren perçoit parfaitement chaque chose qui l’entoure : les murs verts qui donnent envie de vomir, la lumière blafarde, les draps blancs qui puent le désinfectant à plein nez. Pour une raison qui lui appartient, ce genre de décor suffit à sérieusement angoisser l’avocat d’ordinaire si flegmatique. Nouvelle tentative pour bouger, cette fois c’est le mal de crâne cuisant qui le plaque au matelas trop dur et trop ferme. A peine peut-il nerveusement se frotter la tempe. Je dois partir plus tôt aujourd’hui, est-ce que tu pourras dire à monsieur Fordson de me rappeler, s’il passe au cabinet ? Les derniers mots prononcés d’une voix sans doute particulièrement nouée après avoir passé son visage blême par la porte du bureau de son collègue. Dans ses souvenirs, il n’a pas précisé les raisons de son départ précipité : pourquoi l’aurait-il fait ? Dès que le sujet touche d’un peu trop près à sa santé, Søren est le plus mystérieux des hommes. Il préfèrerait mourir que de devoir admettre qu’il ne va pas bien. Il préfère mourir que d’admettre qu’il ne va pas bien. « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » articule-t-il finalement tout en reposant son regard sur l’autre homme, d’ores et déjà gêné par les circonstances. Lui, allongé dans un lit d’hôpital. Gwenn à son chevet. La matérialisation de tout ce qu’il voudrait à tout prix éviter, alors qu’il tire déjà la feuille de papier qui lui sert de couverture pour s’extirper des draps. Ou tente plutôt de le faire, devant se raviser devant le bourdonnement des oreilles qui annonce un nouveau vertige, le forçant à l’immobilité.

Vision cauchemardesque, chaos implacable. Il n’y a rien que Søren refuserait de donner en cet instant pour pouvoir s’échapper de ce lit, de cette chambre, de cet hôpital. Drôle de hantise, n’est-ce pas ? L’avocat est très conscient de son état de santé, les désagréments que celui-ci manifeste n’ayant été que crescendo cette dernière année. Il le sait, qu’il est en train de mourir. Avec autant de mauvaise foi que d’hypocrisie, se rassure en se répétant qu’après tout, on est tous en train de mourir, d’une façon ou d’une autre. Mais bien qu’il soit désormais habitué à composer autour de ses symptômes et à les dissimuler, c’est tout de même la première fois qu’il se retrouve dans cette position. Au lit. Dans un hôpital. Avec des souvenirs très flous de ce qui l’a emmené jusqu’ici, souvenirs que Gwenn ravive sans attendre : la migraine stridente, l’envie de quitter le cabinet plus tôt. Plus qu’il ne s’en rappelle, Søren devine s’être évanoui au moment où il débitait une millième excuse pour cacher l’urgence du poison qui grandit dans ses entrailles. « Rien » répond-il d’une voix trop sèche, trop tranchante. Si inhabituelle pour cet homme que l’on associe d’ordinaire à un certain flegme. « Il ne se passe rien, je suis juste… » tombé dans les pommes, voudrait-il poursuivre, la naïveté de l’expression cherchant à camoufler la gravité des raisons. Mais un nouveau vertige le prend de court, lui coupant la respiration, et le reste du mensonge meurt dans sa gorge alors qu’il ferme brièvement les yeux.

La lumière de la chambre lui semble trop vive lorsque Søren parvient enfin à reposer son regard sur Gwenn. Pourquoi fallait-il que cela tombe sur Gwenn ? « Je n’ai pas besoin de passer d’autres examens, je veux juste rentrer. » A-t-il le choix ? Sans doute pas, et l’interdiction formulée par son collègue ne fait que renforcer l’interdiction déjà matérialisée par les tuyaux branchés à son corps. Se montrer sous un si mauvais jour est extrêmement difficile pour l’homme qui d’ordinaire masque chacune de ses plus infimes irritations. Et ce encore davantage face à une personne qui était autrefois son protégé, dont il s’est fatalement éloigné. « Il fait chaud, j’ai oublié de boire de l’eau, j’ai fait un malaise. Pas de quoi en faire un drame. Aide-moi à sortir de là. » Mais le ton de sa voix s’approche davantage d’une supplique que de l’ordre convainquant qu’il espérait donner, l’appréhension montant. Que se passera-t-il si Gwenn découvrait… Si qui que ce soit découvrait ce qu’il se passe réellement ? Que ça dure depuis déjà plus d’un an, que Søren le sait parfaitement, qu’il a refusé tous les traitements proposés ? Les médecins ne tarderont pas à retrouver son dossier médical, établit dans ce même hôpital. D’ailleurs, voilà déjà que la poignée de la porte de la chambre s’abaisse.

Pourquoi fallait-il que ce soit Gwenn ? se demande une nouvelle fois l’avocat réduit à demeurer allongé sur ce maudit lit d’hôpital, la mine grise. Naïvement sans doute, la pensée que tout cela aurait été bien moins désagréable en la présence de Leo ou de Castiel : aucun des deux n’ayant jamais été sous la protection échouée de Søren. Et ce n’est pas qu’il l’aime moins, ni même qu’il l’aime différemment, mais à chaque fois que le Danois observe son cadet, une légère acidité lui titille le palais. Un échec ; Celui de ne pas avoir su épauler correctement et bien plus encore, conserver l’amitié de celui qui désormais l’observe d’un regard noir. Comment cela a-t-il pu se produire ? Søren entretient des relations extrêmement détendues avec la majorité de son entourage, mais pas avec l’un des hommes qu’il aurait pourtant voulu garder au plus proche. Il ment donc, comme il en a de toute façon l’habitude : la chaleur, la fatigue, un repas déjà pris qui explique le manque d’appétit, trop de travail, pas assez de loisirs, servez un verre à cet homme et surtout oublions cette brève inquiétude qui est passée sur vos traits. Il est doué pour mentir. C’est presque une seconde nature à ce stade, le masque souriant qui recouvre toutes les irritations berne bien son monde. Mais pas Gwenn, pas ce jour-là.

Il se tait lorsque le second avocat évoque la possibilité de quelque chose de plus sérieux. Bien sûr qu’il sait, sur le moment il se demande néanmoins si les médecins seraient déjà passés, lorsqu’il était encore dans les vapes, auraient révélé le secret qu’il garde si profondément caché depuis tant de mois. Entre soulagement et colère, difficile de dire ce qu’il ressentirait en premier. « C’est-à-dire ? » se risque-t-il à demander d’une voix lointaine, incertaine du ton à adopter. Il déglutit, en entendant Gwenn-Aël l’encourager à se confier, le cœur se serre. Toujours été de ton côté. Malgré la distance installée, Søren n’en a bizarrement jamais douté, pas même lorsqu’il a fallu engager une chasse aux sorcières dans leurs rangs. Gwenn-Aël est son frère, l’a toujours été. Et pour avoir un autre frère, de sang cette fois, le Danois sait bien que ces liens-là se distendent parfois mais ne se brisent jamais. « J’aimerais » sourit-il difficilement, effort vain mais renouvelé de donner le change par une apparente décontraction. Au fond, maintenant qu’il se retrouve là, dans cet hôpital, il se rend compte que c’est vrai : oui, il aimerait être capable de dire ce qu’il traverse et de ne pas l’affronter seul. « Je ne sais pas comment. » Comme l’évidence qu’on a jamais envie de mourir seul dans un coin, même lorsqu’on prétend le contraire pendant des mois ; Sans doute parce que c’est plus facile de se mentir à soi-même tant qu’on pense l’heure de devoir partir encore assez loin.

Le bruit de la poignée qui apporte une réponse au comment, Gwenn qui propose déjà de sortir. Une délicatesse que son ainé ne peut qu’apprécier, bien qu’il la décline après un court instant de réflexion. « Non, reste. » Peut-être un instinct de survie, le besoin d'être pris au piège pour que quelqu’un sache enfin et soit capable de lui dire arrête tes conneries, Søren. Deux médecins entrent, l’avocat essaie de se redresser. Il sait déjà ce qu’il va entendre, à peu de choses près. La dernière fois qu’il est venu dans cet hôpital, on lui a proposé quatre mois de chimiothérapie et une opération. Aujourd’hui ?

- Monsieur Vestergaard… Bon. Ce n’est pas la première fois que nous nous voyons, j’imagine que vous savez que nous n’apportons pas de bonnes nouvelles.

Le regard fixé sur le blanc de sa couverture, il acquiesce. Puis écoute la confirmation du diagnostic auquel il s’attendait : son cancer n’est plus opérable. Vous avez attendu trop longtemps. Les métastases rendent une opération trop dangereuse. La voie chimique est la dernière exploitable, en espérant qu’elle nous permette de récupérer la main. Il faut commencer tout de suite. Peut-être qu’il finit tout de même par ne plus écouter, au bout du compte.

Ce devrait pourtant être simple. En dépit des années et de l’éloignement, Søren place une confiance absolue en Gwenn-Aël. Il est son frère en l’absence de la moindre concordance génétique, reliés par quelque chose de plus profond que le simple hasard de deux cellules qui se rencontrent et s’unissent. Un lien qui s’est détendu sans jamais se rompre. Pourquoi, dans ce cas, refuser si farouchement de lui avouer la vérité ? Il ignore quelle pourrait être la réaction de son cadet, en réalité. L’incendier ? S’effondrer ? Demeurer indifférent ? Chercher des solutions, peut-être. Difficile à appréhender, la situation ne s’étant finalement jamais posée et n’ayant jamais non plus été réellement réfléchie par l’avocat décidé à mourir seul. Lorsque les médecins entrent finalement dans sa chambre, il faut cependant croire que le courageux n’a plus la force de ses propres convictions. Mourir seul, c’est une idée qui demeure abstraite tant qu’on n’est pas allongé sur un lit d’hôpital avec une perfusion. A cet instant-là, tout semble au poète pourtant très concret et inscrit dans le réel.

« Ce n’est pas l’opération, le problème. » N’était pas, puisque la possibilité semble désormais hors de propre. Un soupir, un bref regard aux médecins qui l’observent avec un air indéchiffrable. Peut-être que comme Gwenn, ils se demandent aussi ce qui a pris à ce type que rien n’empêche pourtant de se soigner, si ce n’est son ego. « Je ne veux pas de chimiothérapie » reprend-il en laissant ses yeux revenir à son ami, sûr de lui ; Encore. Il s’approche, portable en main à la recherche d’autres avis. Chercher des solutions, donc. Mais quelles pourraient-elles être, désormais ? Le cancérologue toujours présent dans la pièce réprime son soupir, sans doute assez peu flatté qu’on propose aussi facilement de déplacer le cas vers un meilleur spécialiste. « Tout part de l’estomac, mais rien ne sera possible sans chimiothérapie. » Le nœud de tout le problème patiemment resserré par Søren lui-même, refusant obstinément ce qui s’apparente à ses yeux à pire que la mort. « Gwenn, arrête. » Un regain d’énergie, tout à coup. Comme une porte que l’on referme, sans la claquer mais avec suffisamment de certitude pour au moins prétendre que le geste ne sera jamais regretté. « Je ne veux pas continuer à vivre si c’est pour me voir mourir à petit feu, vomir mes tripes, perdre mes cheveux, ne plus avoir la force de rien… Quelle différence ? » Un sourire triste étire ses lèvres. Quelle différence. Il n’a de toute façon plus l’espoir de s’en sortir, à ce stade.