La caserne. Judson y était de retour depuis peu, il en était encore au stade où il reprenait doucement ses marques, essayait de retrouver ses habitudes, ses repères, et ce n’était pas aussi facile qu’il ne l’aurait cru. Il était très heureux de retrouver ses collègues, mais après plus d’un an et demi sur la touche, il se sentait différent, mais il n’aurait su dire pourquoi exactement. Tout ça le dépassait. Moins fougueux peut-être, moins tête brûlée comme il avait pu l’être par le passé, et même s’il connaissait les risques déjà à l’époque, en avoir subi les conséquences pendant tant de temps lui laissait un goût amer dans la bouche. Les mois de rééducation. Des jours et des jours à tourner en rond chez lui, parce qu’il était trop faible pour faire quoi que ce soit, trop furieux pour mettre le nez dehors. Tout ceci était dorénavant derrière lui et il ne pouvait s’en plaindre, mais il ne s’en rappelait que trop bien. Telle était sa réflexion alors qu’il rangeait l’intérieur de l’un des camions, s’assurant que rien ne manquait pour le moment où le véhicule repartait en intervention, sirène hurlante. C’était son quotidien ou presque depuis qu’il était revenu, de l’organisation, de la gestion, du nettoyage et un entraînement quotidien pour une reprise en douceur. A quelques reprises, il avait pu retourner sur le terrain, des interventions souvent légères et rapides, il ne pouvait faire plus. Avait probablement un peu peur de refaire plus. Que le cauchemar recommence, encore et encore. Ou que cette fois, ce soit pire, qu’il lui arrive vraiment quelque chose qui prive son fils de sept ans d’un père, par exemple.

Les séquelles physiques étaient minimes, il s’était presque entièrement remis malgré sa jambe qu’il sentait parfois douloureuse quand il tirait trop dessus, mais les séquelles psychologiques, ça, c’était un autre problème. Pourtant, malgré son pessimisme habituel, Judson n’était pas homme à se laisser abattre – la preuve, il était bien revenu à la caserne, déjouant les premiers pronostics, il avait survécu. N’était-ce pas le plus important ? Entendant du bruit hors du camion, dans le hangar, il passa une tête par la porte entrouverte et aperçut Simon, l’un de ses collègues. Ce dernier l’avait longuement soutenu lors de sa convalescence, il ne l’avait pas oublié même si Judd ne mettait plus les pieds à la caserne et pour cette raison, il lui en serait éternellement reconnaissant. Plus qu’un collègue, Simon était devenu un ami proche, et probablement que les deux hommes se comprenaient pour avoir vécu sensiblement la même chose. « Hey » il l’avait vu en arrivant ce matin-là, mais chacun étant occupé, ils n’avaient pas eu le temps d’échanger plus que des salutations. « Tu viens voir si j’suis toujours vivant ou tu cherches quelque chose ? » ou si la vérification du matériel du camion n’avait pas eu sa peau, au choix. Mais il était bien, là, assis à l’intérieur du camion, à l’ombre des températures estivales, il n’avait pas très envie de bouger.  

Judson s’attendait à ce que ses collègues débarquent à un moment ou un autre dans le hangar. C’était assez calme ce matin, peu d’entre eux travaillaient, si bien qu’il profitait d’un peu de calme et de répit ; le bruit ne le dérangeait pas, au contraire, mais ces temps-ci, il appréciait la solitude pour revenir tranquillement à la caserne. L’irruption de Simon ne le dérangea toutefois pas, il s’entendait particulièrement bien avec son collègue et reconnaissait que leur travail ensemble lui avait manqué. Heureusement, ils avaient eu la possibilité de se voir à plusieurs reprises, puisque Simon lui rendait visite ou inversement, mais à la caserne, c’était une grande première qu’ils se retrouvent tous les deux, depuis un sacré moment. Il sourit devant sa remarque et secoua la tête « Il a essayé à un moment, mais je me suis bien battu et j’ai gagné » il jeta un coup d’œil à l’intérieur qui était un peu plus ordonné, maintenant. « Je crois que tout est bon, j’ai bientôt terminé l’inventaire » tout ne pouvait qu’aller bien, il voyait difficilement ce qui pourrait lui arriver ici, à l’intérieur d’un camion. Le quotidien d’une caserne étant parfaitement huilé, ils avaient toujours quelque chose à faire, ils s’ennuyaient rarement. Et, au milieu des travaux d’entretien, séances de sport et vérification du matériel, ils partaient en intervention. Judson avait l’impression que l’habitude revenait vite, certains réflexes, même s’il devait se réhabituer à d’autres. Au rythme, notamment. Aux séances de sport qu’il craignait de ne pas réussir à suivre, parfois. A la douleur qui s’éveillait parfois, à des moments où il ne s’y attendait pas, et qu’il essayait tant bien que mal de masquer, de peur qu’on lui fasse le moindre commentaire. Qu’il doive abandonner, c’était sa plus grande crainte et elle n’était toujours pas complètement partie – elle ne partirait sûrement jamais vraiment.

« Ouais, je suis devenu un pro, maintenant. J’pourrais le faire les yeux fermés » plaisanta-t-il en se redressant un peu. Il abandonna son poste à l’intérieur du camion pour se rapprocher de la porte latérale ouverte et s’assit juste au bord. Il se sentait déjà fatigué, alors même qu’il n’avait pas l’impression d’avoir fait grand-chose. « Il se passe quelque chose ? » s’enquit-il en désignant du menton la porte qui menait au reste de la caserne. Ses collègues avaient peut-être besoin d’une aide quelconque, il n’en savait rien. Judd essayait désespérément de se sentir utile ; il savait qu’il n’avait rien à prouver, bien sûr, il était à sa place ici exactement comme tous les autres, mais il avait le sentiment que quelque chose clochait. Curieux paradoxe. « Ça fait du bien d’être revenu » commenta-t-il malgré tout, après un bref silence. Il avait parfois du mal à savoir où il en était, où était sa place, du mal à se réadapter à la vie de la caserne, mais cela, c’était une certitude. Il était heureux d’être de retour. Et même si ça prendrait du temps, tant qu’il pouvait rester, tout irait bien.    

Judson n’était pas mécontent de se retrouver face à un semblant de routine. Pour reprendre tranquillement le boulot, il n’y avait rien de mieux, plutôt que de se retrouver dès les premiers jours projetés dans une situation difficile, une intervention dangereuse. Il n’avait rien contre le danger, Judd, bien au contraire – il adorait ça, adorait sentir l’adrénaline parcourir ses veines. Mais, beaucoup moins depuis ce qui lui était arrivé. Il avait peur, et ça ne lui arrivait pas souvent. D’autant plus que par fierté, il n’osait en parler à quiconque, un type comme lui, avec une sacrée expérience, qui tout à coup, se surprenait à avoir peur ? Très peu pour lui. Ça n’aurait pas dû se passer ainsi et il le savait. Il aurait dû être parfaitement heureux de reprendre le boulot, rien d’autre n’aurait dû compter. « Exactement. Un vrai pro, je te dis ! Faudrait pas risquer de changer un truc de place, en revanche, parce que j’vais être paumé, après… » il laissa échapper un léger rire et bon sang, ce que ça faisait du bien de rire. Il essayait le plus souvent possible, surtout maintenant, même s’il n’avait pas toujours le rire facile, Judson. « Les connaissant, un sujet de la plus haute importance, j’en doute pas » approuva-t-il en essayant d’imaginer l’objet de la discorde. Un truc en rapport avec une équipe de sport, probablement ? Ou le programme à suivre à la télévision. Rien de plus élaboré que cela, il en était certain.

« Non, ça ira, je suis mieux ici. Quand je débarque, je sens leurs regards, et… » il acheva sa phrase d’un haussement d’épaules. C’était probablement lui, dans sa tête, qui se sentait mis sur la touche, exclus alors qu’il n’avait aucune raison de l’être. Pas de leur faute, bien sûr. Mais Judson se sentait différent et malgré les jours qui passaient, ne parvenait à gommer cette sensation. Différent d’eux, qui n’avaient pas connu son drame. Plus proche de Simon, peut-être, qui l’avait vécu. Ce dernier lui avoua être content qu’il soit de retour et sa sincérité ne put que le toucher. « Ça va, j’peux pas me plaindre. J’ai presque retrouvé mon état physique d’avant, tout va bien » il grimaça. Simon avait précisé qu’il ne parlait pas de son état physique, mais c’était plus fort que lui. Difficile d’aborder le sujet de la santé mentale, Judson n’avait pas l’habitude. Il préférait se réfugier derrière l’état physique, c’était beaucoup plus simple. Sa gorge se serra. A qui en parler, sinon à quelqu’un qui a traversé la même chose ? « Ça va » assura-t-il en s’efforçant d’y mettre toute la conviction du monde. Pas si mal, finalement. Pas pire qu’ailleurs. « C’est juste, parfois… compliqué, j’imagine. Comme tout le monde » mais il n’avait pas vécu la même chose que tout le monde, et il devait l’accepter. « Et toi ? Comment ça se passe ? » il préférait noyer le poisson, détourner la conversation sur Simon. Ce qu’il avait raté dans sa vie dernièrement, à la caserne ou ailleurs, et s’il se sentait mieux. Dans sa tête ou dans son corps.      

Et… Judson grimaça. Simon l’encourageait à poursuivre, terminer sa phrase si difficile à prononcer, mais il ne savait pas. Pas doué pour les mots, Judd, même s’il s’en tirait honorablement. Parfois, il parvenait même à dire les choses, se montrer poétique ou spirituel, quand le moment s’y prêtait – pas en cet instant, alors qu’il venait de passer des heures à ranger consciencieusement le camion, à le nettoyer de fond en comble si bien qu’on aurait pu se regarder dans le reflet des portières. « Et rien. On se sent juste différent, parfois » loin de leurs préoccupations, loin de leur légèreté et c’était tant mieux. Il ne souhaitait pas que la même chose leur arrive, qu’ils endurent ses craintes et son appréhension. « J’suis p’tête juste parano, mais j’ai l’impression qu’on parle de moi » était-ce si problématique ? Il connaissait ses collègues, ils ne pensaient pas à mal. Au contraire, ils voulaient l’aider, ils le plaignaient, mais Judd ne voulait pas être plaint, seulement intégré. Qu’on passe outre ce qui lui était arrivé, qu’on oublie complètement et qu’on avance – mais la vérité était plus sournoise que cela. En réalité, c’était lui, et seulement lui. Tant qu’il n’oubliait pas, tant qu’il ne mettait pas cet événement de côté, il ne pourrait avancer. Le savoir était une chose, faire en sorte que ça change en était une autre.  

Un soupir lui échappa. Pas comme tout le monde. Simon disait vrai, ce que tous deux avaient vécu n’était pas rien et ils avaient cette expérience en commun, en comparaison des autres, ils pouvaient en parler un peu plus librement. Judson savait que Simon comprenait, dans une certaine mesure. La preuve, il semblait lire en lui comme un livre ouvert, posait des questions précises et surtout, qui visaient toujours juste. Il baissa les yeux, le regard perdu dans le vague. La crainte de se montrer vulnérable, faible, même si personne d’autre que Simon ne l’entendrait. « Je crois » admit-il du bout des lèvres, et cet aveu lui coûtait. Il avait bien essayé de le dire aux autres, mais tout ce qu’on trouvait à lui dire était allez, ça va aller, y a pas de raison. Et Judd se le répétait en boucle, ces paroles lui permettaient de l’apaiser un peu, mais il avait l’impression que ce n’était pas suffisant. Parce que non, ça n’irait peut-être pas, et que ferait-il s’il se trouvait tétanisé au milieu d’une intervention délicate ? Saurait-il gérer selon ce qu’on attendait de lui ? Ne pas fléchir au moment le plus crucial ? « Avant… je savais que le danger existait, évidemment. On le savait tous. Mais j’en avais moins conscience, c’était… lointain, comme si ça ne me concernerait jamais » pas tête brûlée pour autant, ça, c’était avant. Il avait mûri, il fonçait rarement sans réfléchir, mais… c’était encore autre chose. « J’ai perdu un peu trop d’insouciance, je crois » et avec la perte de son insouciance, il s’était perdu lui-même en chemin, comme s’il n’était plus certain de savoir où il en était. Qui il était. Une véritable crise identitaire, mais il ne savait comment le formuler. C’est pas la fin du monde, Judd, t’as survécu. « Maintenant, j’ai l’impression que ça peut recommencer à chaque instant ou que je vais foirer quelque chose sur le terrain… » cette crainte de ne pas être à la hauteur, elle ne datait pas d’hier, mais jusque-là, Judson effectuait son boulot sans trop se poser de questions, et il le savait, il était plutôt bon dedans. Il passa une main inquiète  dans ses cheveux et conclut « J’en sais rien, je me dis… je me dis que ça veut p’tête dire que je ne suis plus fait pour ça. Qu’il serait temps d’arrêter » cet aveu était tout aussi douloureux que le reste, si ce n’était plus. Alors même que le médecin avait donné son accord pour qu’il retourne sur le terrain. Qu’il était prêt physiquement pour ça, ou presque. C’était le moral qui ne l’était plus. « Ça aussi, ça t’est déjà arrivé ? » il leva les yeux vers Simon, croisa enfin son regard après une éternité. Son expérience lui était précieuse.        

Simon lui assurait que leurs collègues s’inquiétaient pour lui. Sincèrement, même s’ils fanfaronnaient le plus souvent, et Judson se rembrunit légèrement. Avait-il envie que l’on s’inquiète pour lui ? Lire la pitié dans le regard des gens ? Pas sûr. « J’crois que j’aurais aimé que tout soit comme avant, qu’il se soit jamais rien passé… va falloir que je me fasse une raison » il soupira. La peur était une émotion plutôt saine, lui assurait Simon, surtout après avoir vécu une telle chose. « Mais quand la peur paralyse, qu’est-ce qu’on doit faire ? » une question qui n’appelait pas vraiment de réponse. Dans le fond, Judd n’en savait rien, les rares interventions qu’il avait faites depuis son retour étaient plutôt tranquilles, rien de transcendant. Rien qui ne lui fasse ressentir beaucoup d’adrénaline, mais… il craignait que ça n’arrive un jour et qu’il ne sache pas comment gérer. Craignait d’être démuni, figé – il avait peur d’avoir peur. Il se frotta longuement le visage avant de secouer la tête. « Non. Pour arrêter, faudrait déjà savoir quoi faire d’autre, et… j’aime ce boulot, encore » il ne pouvait pas courir le risque d’arrêter maintenant. Pas en ayant un fils à charge, et que dirait Julia ? C’était juste hors de question. Il avait toujours pensé qu’il ne ferait pas ce boulot toute sa vie, mais il n’était pas prêt pour autant à raccrocher le tablier. En revanche, il avait peur que ses craintes finissent par se voir, remontent à la hiérarchie, qu’il ne soit plus apte.

Il laissa Simon parler, se confier à son tour. Lui dire qu’il avait toujours peur, que ça ne passait jamais vraiment, que la culpabilité demeurait présente, encore aujourd’hui. Pas très rassurant, et en même temps, des paroles qui le confortaient dans le fait qu’il n’était pas seul. « Il y a forcément moyen de faire quelque chose » protesta-t-il faiblement, alors qu’il lui assurait qu’il ne pouvait rien y faire. Judd n’était pas un être optimiste, mais il détestait soudain ce fatalisme. Comme ça, pas autrement. Fais-toi à l’idée, mon vieux. Impossible. « Ouais… ouais, j’comprends. Je me dis pareil, j’ai pas fait assez attention, si j’avais agi autrement, un peu plus réfléchi… se dire qu’en quelques secondes, tout bascule » c’était faux. Judson n’aurait pas pu éviter cet accident et il le savait, une petite voix le lui soufflait, mais il la chassait. Il avait fait exactement comme il fallait, c’était simplement arrivé. Pourtant, il culpabilisait encore. Il s’appuya un peu plus contre la portière, ses épaules s’affaissèrent. « T’as trouvé quelqu’un pour parler de tout ça, toi ? » une fille, un pote, un psy, le barman, le petit vieux qui arrose ses massifs de fleurs tous les jours à la même heure ou le facteur, n’importe, quelqu’un. Parce que lui, Judson, il ne savait pas. Ne voulait pas embêter Julia ni ses frangins, alors qui restait-il ?