C’est le lieu dont il lui a parlé. Alana ignorait son existence, elle n’est pas souvent venue au bord du lac Champlain il faut dire, elle ne sait pas pourquoi mais l’idée des eaux calmes la mettait mal à l’aise, elle n’avait pas envie de s’approcher de trop près. Qui sait ce qui pourrait surgir des profondeurs. Mais bien sûr, quand Matthias a proposé un verre à cet endroit, elle a continué son petit numéro : prétendre qu’elle est une fille très assurée dans n’importe quelle situation (un verre, avec plaisir, là-bas, oh mais oui, bien sûr, je t’y retrouve) ça commence à lui jouer sacrément des tours. Si elle était aussi bien dans ses baskets qu’elle se tue à faire avaler à tous ceux qu’elle rencontre, elle n’aurait pas de problème à répondre non, je ne le sens pas. J’aimerais beaucoup avoir de tes nouvelles Matthias mais peut-être pas ce soir, peut-être qu’on peut attendre que je me remette de ma surprise, que je décide quoi faire ? Ça n’était pas facile, déjà, de gérer les messages sur le forum. Elle n’avait jamais supposé, en plus, que ce serait compliqué aussi de revoir son visage – c’est bête c’est seulement un visage du passé, mais la dernière fois qu’elle l’a vu… et puis, il a fallu qu’elle accepte la difficulté des paramètres induits par l’heure du rendez-vous. Un verre en fin de journée, au bord du lac Champlain. Comment faut-il qu’elle s’y présente ? La longue hésitation qui a suivi la douche a laissé place à une indifférence rageuse. Allons, quelle importance ?

Quelle importance en effet, elle arbore juste sa tête civile de tous les jours. Et en jetant un long regard aux eaux dormantes du lac, Alana se demande si tout compte fait elle a la force de parcourir les quelques mètres qui la séparent encore du bar. Pourtant, elle sent cette force irrésistible au creux de son ventre, la même qui lui faisait taper tous ces messages sur le forum : elle est là, toujours là, elle va guider ses pas et réduire sa raison au silence. Sa raison dirait bien : hum, tu te mets dans une situation complexe là, tu penses que c’est une bonne idée ? Mais puisqu’elle a perdu d’avance, elle formule juste ses recommandations : mets bien ton masque pour qu’on ne voit pas tes mensonges et tes cernes et surtout, surtout ne parle pas de… n’évoque pas toutes ces choses. Alana hoche la tête. Ses jambes se meuvent toutes seules. Matthias est déjà là, elle l’aperçoit en train de glisser son portable dans sa poche en la voyant. « Hey. » Expirer, et constater qu’il dit vrai, l’endroit est presque désert. C’est peut-être juste parce qu’il l’a souligné, mais le fait est qu’elle se sent mal à l’aise dans cette salle vide, du coup. Elle hésite alors, est-ce que ce serait vraiment mieux ailleurs ? On la connaît un peu, au Garnet. En plus il faudrait faire la route et ça pourrait être gênant aussi. Elle se hait, elle se déteste quand les lèvres de son masque s’ouvrent pour laisser passer : « Non non, c’est très bien, je ne connaissais pas ici. » Qu’ils ont l’air gauches, plantés comme des piquets dans l’entrée. Elle croit qu’elle doit faire oublier la mauvaise impression qu’elle donne, elle croit qu’il faut qu’elle paraisse prendre les choses en main et elle désigne donc la table la plus proche d’eux et propose : « On se met là, ça te va ? » Qu’elle semble bête. En plus cette table est nulle, trop dans le coin, on dirait qu’ils complotent. Mais c’est trop tard. Une fois assise, Alana réajuste son masque, elle s’accorde une poignée de secondes pour trouver quoi lui dire. C’est délicat, vraiment très délicat, d’entamer la conversation avec Matthias. Quel sujet aborder ? Le basket, sa nièce, son nouveau job… « Du coup, co… comment tu vas ? » Quelle imbécile.

Alana joue son rôle, celui qu’elle s’est donnée, ou plutôt elle s’y efforce du mieux qu’elle peut ; mais l’apparence est si fragile, et à chaque mot qui lui sort de la bouche, elle comprend que ce n’était pas la chose à dire ni le bon ton, si son but était de paraître à son aise. Jusqu’à ses yeux qui fuient sur les détails de la décoration lorsqu’ils élisent une table et s’y installent, rien ne va. Et l’arrivée du serveur, quel fiasco. Matthias commande, c’est à son tour, elle n’a aucune idée de ce qu’elle aimerait boire, quel goût adoucira le stress sur son palais, et pourtant elle ne veut pas avoir l’air indécise – toujours ce fichu rôle, faut ressembler à une femme sûre d’elle-même. « La même chose, merci » qu’elle jette, faudra qu’elle dissimule ses grimaces si elle n’aime pas cette bière. Il faut, il faut, il faut. Et tout à coup, l’édifice tout entier s’écroule. Parce que Matthias, au lieu de continuer ce petit jeu de la normalité, décide de lui avouer qu’il trouve la situation étrange. Il a raison, il a raison ; mais Alana en reste muette un long moment, incapable, même, de penser quoi que ce soit. Il est en train de dire qu’il a pensé à elle, s’est demandé comment elle s’en sortait ; ça lui fait drôle, puisqu’elle aussi, elle a pensé à lui. Elle est ici pour lui en vérité, pour obtenir réponse à cette fameuse question qui sonne comme une politesse fade, comment vas-tu ? Enfin, elle le croyait. Depuis le temps, elle ne sait plus trop bien. Elle serre les lèvres, bien malgré elle, elle cherche ses mots en même temps que son esprit calcule, s’il faut qu’elle parle elle n’a pas envie d’être coupée par l’arrivée des bières, mais après un coup d’œil en direction du bar, elle ne voit pas le serveur revenir. Alors elle finit par lâcher : « Moi aussi. » Sa voix lui semble très différente de tout à l’heure. La surface est craquelée, il serait illusoire de penser patiner encore longtemps dessus. « Moi aussi, je veux dire, pour tout, enfin… ça me fait bizarre à moi aussi. Et je me demandais aussi, pour toi. » Elle le regarde en face, elle croit qu’il peut tout lire en transparence dans ses prunelles, dans les dossiers secrets que sa mémoire archive : toutes les pensées qu’elle a nourries à son sujet, ce plan stupide et les souvenirs de sa mise à exécution. Peut-il tout deviner ? Alana n’y croit plus. Elle a mal quelque part, c’est au niveau du cœur et au niveau des yeux, une plaie qui vous rappelle que vous ne l’avez pas bien soignée. Elle est reconnaissante envers Matthias, il a eu la délicatesse de ne pas évoquer de manière directe son affaire et pourtant… pourtant, la blessure vit dans les silences. « Tu étais important pour moi, vraiment. On se connaissait pas tant que ça mais tu… enfin. J’ai pas l’impression de t’avoir réellement remercié pour… d’avoir été humain. » Les mots, il faut les libérer, autrement ils demeurent dans les tissus sombres et humides, sous la cage thoracique, et ça gangrène, et pourtant, Alana a très peur d’être vide à présent, d’avoir laissé trop de choses s’échapper. Et quand leurs bières sont posées sur la table, elle ne joue pas la collègue retrouvée, elle ne dit pas « on trinque ? ». Elle serre le verre entre ses doigts, tout est glacial.