Qui avait dit que vieillir devait faire peur ? Sans doute n’importe qui ayant récemment franchi le cap de la quarantaine. Pourtant, les faits démontraient que c’était un bel âge ! Beaucoup plus que les précédentes dizaines… J’étais heureux. Amoureux. Bien entouré. Professionnellement accompli. Il ne manquait à ce tableau parfait que la réalisation de ce souhait de toujours, mais je n’avais surtout pas perdu espoir à l’idée de concrétiser notre projet de parentalité avec mon mari. Il ne fallait qu’un peu plus de temps que nous l’avions prévu au départ… Et ce temps, que ce soit par la pression sociale ou une certaine force venue de l'intérieur lorsqu’on avait désormais quarante ans, me fait ressentir l’urgence de faire tout ce que je n’avais jamais osé faire ! Comme organiser un de ces week-ends entre cousins, rien que nous. Certes, celui à qui l’on devait surtout les mérites était Seb, certes, cela m’avait inquiété un peu dans les jours précédant le départ, mais j’étais surtout ravi de leur compagnie. Si tôt arrivé dans la grande ville, un large sourire me prenait, comme un enfant, comme celui dont j’avais un peu l’air à être assis à l’arrière de la voiture – privilège de frangins y obligeant à ce qu’Eliot et Seb soient à l’avant. Je laissais Seb prendre plaisir à nous énumérer tout ce qu’il connaissait bien de NYC, taisant au passage (parfois, j’avais cette sagesse!) le fait que je connaissais assez bien la ville également pour y avoir passé de très nombreux séjours avec… Lilly. La pensée m’assombrissait un instant, avant que je n’oublie tout dès l’instant où nous étions à l’hôtel. Aller à l’hôtel faisait toujours en sorte de se sentir important, c’était décidément l’un de ces petits plaisirs de la vie, et nous… L’enthousiasme de Seb aurait dû nous mettre la piste à l’oreille. En fait, j’avais même fini par oublier de me méfier, avec les heures sur la route, la musique, les discussions (même si je n’avais pas entendu celles qu’ils avaient tenues à l’avant du véhicule le trois-quart du temps), les plans sur la comète de tout ce que la Grosse Pomme avait à nous offrir. Le tout dépassait carrément les attentes !

J’avais cet air bien typique, sourcils froncés, lèvres pincées, au moment de lever les yeux vers Sebastien. Une erreur, disait-il. J’étais plutôt porté à penser exactement comme Eliot et à me dire qu’il aurait très bien pu faire ça rien que pour voir nos têtes abasourdies – la mienne, surtout. « 40 ans de mariage, oui. » Le plus jeune des Hargreaves avait droit à beaucoup plus d’indulgence de ma part ces dernières semaines. Sorte de laisser-passer dû à notre récente réconciliation après des semaines, des mois mêmes, de silence radio. Je n’avais pas l’intention qu’une telle chose se reproduise de si tôt, alors je me montrais plus compréhensif, comme à cet instant, où je m’efforçais de me dérider rapidement. Un peu d’amour en famille – voilà qui était bien le plan auquel nous n’allions pas renoncer ! Seb nous attrapant tous les deux par les épaules, je m’efforçais alors de sourire devant l’ironie de la situation, jusqu’à ce que le vendeur ait un autre plan. « Quoi ? Euh, non, pas vraiment ! Toi, vas-y, si c’est pour ton Insta ! » Visiblement, Eliot se prêtait au jeu plus aisément et la posture qu’il adoptait me faisait forcément rire. D’accord, d’accord. « Okay, à une condition, tu prends la pose aussi ! Je suis sure que tes fans vont a-do-rer ! » M’exclamais-je avant d’entrainer Sebastian avec nous sur le flamboyant lit couvert de pétales de rose, avec nos plus beaux sourires. Mon cousin avait toujours été très soucieux de son image sur les réseaux. Enfin, à bien y penser : mes eux cousins l’étaient ! Tout à coup, je demandais : « Mais attends, on va pas partager le lit tous les trois ?! » Ça avait beau être immense, c’était quand même… Non, j’avais besoin de mon espace pour fermer l'œil ! « Appelle-les, ils pourront peut-être encore changer ?! Ou alors on descend les voir. » Après tout, c’était lui le maître de la journée, non ? Non ? Je ne comptais pas dormir dans la baignoire ! Au moment où je tentais d’ouvrir la porte de la chambre, celle-ci… refusait de s’ouvrir. Mais quoi ? « C’est tout prévu, pas vrai ? Genre le escape, c’est ici ? » Que je suggérais avec un rire nerveux en cherchant le regard de Sebastian, puis d’Eliot. Allions-nous mourir dans une chambre d’hôtel spécial lune de miel dont je ne pouvais même pas profiter avec ma moitié ? Misère.

Typique. Les frères en venaient à faire équipe pour me faire perdre la tête, mais NOT TODAY SATAN. Je m’étais prêté au jeu avec un large sourire, prêt à leur montrer que je pouvais être amusant, moi aussi ! Et tout allait comme sur des roulettes jusqu’à ce que je me retrouve coincé derrière cette porte, prisonnier de cette chambre destinée aux jeunes mariés… Bien sûr que quelque chose comme ça se produisait, bien sûr que Sebastian nous réservait des surprises qui n’en étaient pas toujours des bonnes et bieeeeen SÛR que… Oh. Je relevais les yeux vers mon cousin, réalisant que je m’étais tout simplement trompé et qu’il fallait plutôt pousser ladite porte. « N’essaie pas de détourner l’attention sur moi ! C’est pas moi qui ai pris cette chambre en premier lieu tssss ! » Répliquais-je alors, mi-offensé, mi-amusé. Parce qu’il y avait Eliot pour se moquer juste derrière et toute l’ambiance pour me faire plier et rire à mon tour, maintenant que je pouvais arrêter de m’imaginer que j’allais mourir ici - pour paraphraser Eliot ! - dans une chambre à la décoration extrêmement romantique, mais sans ma douce moitié… De retour dans le lobby avec nos valises, je jetais des coups d'œil inquiets autour de nous. Je n’aimais pas tellement passer pour le client agaçant qui multipliait les demandes. Heureusement, Sebastian se prêtait à la tâche en usant de ses plus beaux sourires. Il y avait au moins un avantage à être le vendeur de l’année chez Toyota St-Albans. « Je la ressens aussi, toute cette énergie. » Répondais-je à Eliot qui s’interrogeait sur celle de son petit frère. « C’est juste qu’elle s’exprime différemment chez moi. » Là où Seb jouait les grands frimeurs, j’étais plutôt du genre à me poser mille et une questions, jusqu’à plus soif. Eliot, lui ? Il m’avait toujours impressionné par cette capacité à garder son calme et une attitude décontractée. Il n’existait pas un Hargreaves dans ce monde à l’abri d’une crise de nerfs et il aurait suffi de s’en prendre à sa coiffure pour le constater… Mais oui, Eliot semblait le plus détendu de notre beau trio, certaines choses ne changeaient donc jamais ! Tandis que d’autres… « En COUPLE ? Attends, c’est vrai ? » Vrai ou pas, il m’en fallait peu pour m’emballer. Voir Seb en couple était un rêve parfaitement assumé que j’avais, chaque fois qu’il parlait d’une fille. « Alice… Euh, Aelys ? Comment elle va au fait ? » Comme ça, en passant. Quoi qu’il en soit, le vendeur n’avait pas l’intention de se laisser passer en interrogatoire et je faisais de gros yeux à le voir courir comme un gamin vers l’ascenseur. « Seb ne nous laissera jamais oublier qu’il a gagné, alors COURS ! » Et pas question de le laisser gagner sans rien dire, alors je m’élançais à mon tour avec ma valise de peine et de misère… Que de sportifs, dans cette famille…

* * *

Quelques heures plus tard, nous terminions un repas dans un pub du centre-ville. L’endroit était assez chic, mais pas trop. Il y avait une bonne ambiance. « Tu venais ici, avant ? » Que je demandais à Seb, sachant qu’il éprouvait une fierté certaine à l’idée de jouer au guide touristique pour Eliot et moi. Pour ma part, en dehors de la 5th Avenue et de Broadway, je ne connaissais pas grand-chose à Manhattan. Mes visites avaient toujours été d’assez courte durée, et surtout, accompagnées. Je laissais volontiers aux autres le choix de nos activités et Seb avait pris grand plaisir à être mis en charge de la planification. Lorsque le serveur venait à nous avec les additions, je me laissais prendre par l’impulsion du moment. « Oh laissez ça, je m’en occupe ! » Peut-être bien, que ce n’était pas tout à fait logique d’offrir le repas alors que c’était en partie pour mon anniversaire, en partie pour celui d’Eliot que nous avions décidé de nous offrir ce séjour. Mais j’en avais simplement envie ! « Ça me fait plaisir ! » Insistais-je en faisant signe au serveur de nouveau de me laisser payer, ce qu’il se décidait à faire. « En plus, pas besoin d’impressionner la serveuse, vous êtes tous les deux devenus très sages ! » Eliot était le plus secret sur les détails de sa vie privée, mais de son côté aussi, on se doutait bien que quelque chose se tramait ! La note enfin réglée pour nous trois, je jetais un œil à ma montre. Presque l’heure de ce fameux escape planifié par Sebastian et qui ne se trouvait pas bien loin du resto, de ce qu’il en avait dit un peu plus tôt. « Je suis prêt à me battre pour ma vie. » Déclarais-je en passant un bras autour de chacun d’eux, lorsque nous mettions les pieds sur la grande avenue. L’animation des rues de New York me rendait de jolie humeur. « Oh, on prendra des bretzels en revenant ? J’ai plus faim du tout, mais ce serait trop cool ! » C’était bien mieux que les hot dogs en tout cas, et c’était surtout un classique à côté duquel on ne pouvait pas passer. Bien mieux que les caricatures qui se vendaient à des prix exorbitants, alors que je pouvais faire aussi bien, si pas mieux, gratuitement … !

New-York n’est pas une ville pour être sage… Impossible de ne pas avoir un sourire à cette idée. Laquelle, d’ailleurs, n’évoquait sûrement pas la même chose pour chacun de nous. Sebastian s’était montré suffisamment évasif sur sa vie nouvelle vie de couple que je n’avais aucun mal à croire qu’il aurait pu ajouter ce qui se passe à New-York, reste à New-York. « Hein, quoi ? Je ne sais pas ce que tu veux dire. À vrai dire, vous en dites bien, des choses, tous les deux ! » Répliquais-je en faisant mine de ne pas comprendre ce que mon cousin cherchait à me dire. Sage, mais pas sage. Foutaises, oui. De toute façon, j’avais toujours eu tendance à être assez pudique sur ma propre vie amoureuse. Sauf lorsque je listais les mille et une qualités de l’homme que j’avais épousé et les toutes aussi nombreuses raisons pour lesquelles j’étais assurément le plus chanceux – après avoir été le plus malchanceux en amour tout le reste de ma vie. Quant à Eliot, sans doute s’imaginait-il déjà à la Pier 25 Marina ? Pour moi, ne pas être sage signifiait plutôt de combler les désirs de mon estomac. J’avais toujours la dent salée et New-York offrait tout ce qu’il fallait pour manger autant de malbouffe qu’on le voulait à même les rues passantes. Bon, d’accord, si j’étais parfaitement honnête avec moi-même, je n’aurais pas refusé d’être assis au premier rang d’un de ces splendides théâtres de Broadway non plus… À admirer le talent des artistes de la scène… Mais j’étais très heureux, aussi, de me prêter au jeu de ce qu’avait organisé Seb pour nous trois. Une addition réglée plus tard, et nous étions en route vers la suite du programme, signée Sebastian Hargreaves. Gloups.

* * *

J’avais les yeux froncés au moment d’entendre l’histoire de notre escape game. Cabin on the hill. Ce qu’il y avait de plus dérangeant, c’est que la prémisse faisait très… Redwood Hills, justement. « Jamais. » Je faisais de gros yeux à Sebastian, qui m’accusait. Et même dans une situation tout à fait fictive, il fallait que l’on prouve notre point tous les deux. « Petit un, vous n’auriez jamais accepté de me suivre et m’auriez laissé me perdre seul au milieu de la forêt. » On nous guidait jusqu’à la pièce où nous allions passer la prochaine heure et risquer notre vie. « Petit deux, c’est pas mon genre du tout. » En tout cas, ce ne l’était plus depuis que j’étais marié, justement. Tout ce qui s’était passé avant cette date était effacé de ma mémoire, et je n’aurais pas été déçu que ce soit aussi le cas de celle des autres. Nous n’avions pas l’occasion de disserter plus longtemps, car les lumières se fermaient d’un coup sec. Me laissant avec un étrange sentiment d’appréhension, même si je savais trop bien que rien ne pouvait nous arriver de plus grave. À mes côtés se trouvait Eliot… Du moins, c’était ce que j’imaginais, et j’attrapais son bras par réflexe. Sauf que la voix d’Eliot se faisait entendre un peu plus loin. « Qui est là ? » Personne… Du moins, personne ne répondait. Les secondes paraissaient durer chacune une éternité, jusqu’à ce qu’Eliot parvienne à activer une petite lumière au-dessus de nos têtes. À ce moment, je sursautais. Le « bras » que j’avais attrapé était celui d’un mannequin en plastique… Vêtu en randonneur. « What the… » Respire, ce n’est qu’un jeu, Tom. Une petite part de moi-même espérait qu’Eliot n’ait pas que plaisanté et que Seb soit aussi un peu dérangé par la situation. « Une lampe de poche ! » Réalisais-je en balayant la pièce du regard. Celle-ci se trouvait sur une vieille table en bois avec une assiette à moitié mangé, ugh. En tentant d’allumer la lampe de poche, je me rendais compte que celle-ci possédait plutôt une ampoule UV. « Chouette… » Je parcourais les mûrs autour de nous avec ma lampe de poche, à la recherche d’un message caché… Lequel se montrait enfin, sur une large porte en bois qui était verrouillée par deux cadenas. « Deux cadenas. Le premier a besoin de quatre chiffres et le deuxième de quatre lettres. »  Je relevais les yeux pour lire le message inscrit sur la porte, qui était une énigme : « Les gars ! » Je leur lisais à voix haute en pointant toujours ma lampe UV sur l’énigme cachée :

Des arômes cachent plus que la saveur attendue,
En eux se trouve le chemin vers la liberté.

Je restais perplexe. Des arômes ? Quand même pas la vieille assiette… « Ça aiderait si on avait plus de lumière pour voir ce qu’on fait… » Quatre chiffres et quatre lettres à trouver pour ouvrir ces cadenas. On ne pouvait pas dire que cette pièce regorgeait de décorations, mais il y avait un certain nombre d’objets à explorer. À commencer par une grande armoire de cuisine près des fourneaux. Et de ce qui semblait être un vieux livre de recettes sur le minuscule plan de travail. Je m’approchais pour ouvrir celui-ci, le feuillant lentement pour froncer les sourcils dans une expression d’effroi… Je refermais le livre d’un coup sec. « Ce type mange les randonneurs. Je vous jure. » Pas du tout mon genre d'homme, merci. Ce qui me procurait une expression de pure dégoût à l’idée de ces vêtements sur le mannequin, et encore plus, des restes sur la table. Mais qui écrivait ces histoires d’horreur ?

hj :