Woodstock, Vermont, et ses paysages bucoliques d’un autre temps. Pas exactement Woodstock, State of New-York et sa pierre blanche posée à jamais dans l’histoire de la musique rock & roll. Ce soir, les deux villes pouvaient tout de même se targuer d’avoir quelque chose en commun. Un grand concert en plein air et une foule déjà extatique dans un décor de beach club coloré changeait complètement l’allure . Ma pass média autour du coup, j’avais papillonné deux bonnes heures entre les différents groupes de presse, agents, critiques et experts en tout genre réunis pour l’occasion. L’expression ceux qui se ressemblent s’assemblent prenait tout son sens dans ce genre d’évènements. Les festivaliers s’amusaient tandis que d’autres travaillaient et s’assuraient de saisir toutes les occasions d’obtenir un numéro de plus à inscrire au tableau de chasse. Professionnellement, bien sûr. Tout avait toujours été affaire de contacts. En la matière, j’avais développé mes compétences au fil du temps, bien conscient que less is always more. Inutile de s’attarder trop longtemps, au risque d’en faire un peu trop et d’ennuyer sa compagnie comme le jeune DG de la radio étudiante de Woodbury College. Le pauvre bougre s’était déjà valu l’étiquette de l’homme à éviter à tout prix et devait redoubler d’efforts pour, non seulement se frayer une place, mais la conserver dans les groupes de discussion qui se formaient ci et là.
« Tu les as déjà vus en concert ? » Demandait le jeune homme en question, surexcité et volontaire, du haut de sa jeune vingtaine trop-plein de reconnaissance silencieuse devant la sollicitude que je lui avais témoigné – par compassion. On commençait tous quelque part et pas forcément avec gloire. Le groupe était monté sur scène et les discussions avaient, pour la plupart, fait place aux aux acclamations et chants de la foule. L’heure du réseautage touchait à sa fin, pour le moment, et je m’étais mérité de la compagnie. « Une fois, à New-York, il y a quelques années. Ils commençaient tout juste et ils faisaient une première partie. » « Incroyable ! Tu dois en voir une tonne, de concerts. Tu voyages beaucoup pour le boulot ? Tu veux un verre, Griffin ? Je l’offre ! » Un verre, pourquoi pas. J’acquiesçais et suivais mon nouvel ami jusqu’au bar installé pour l’occasion. « Blonde ? Rousse ? » « Blonde. Merci. » « Comme si c’était déjà fait. Je suis de retour dans un instant ! » Je le gratifiais d’un sourire avant de reporter mon regard vers la scène et, devant elle, cette marée humaine dansante. Suffisamment, à en croire l’incident sur le point de survenir, pour ne pas regarder juste à côté de moi et me trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Ou l’inverse. Reagan Dewar – impossible de retenir cet air pleinement surpris. Se pouvait-il vraiment que ce soit un hasard ? Il n’y avait bien qu’elle pour aller aussi loin pour y prétendre et, sur le coup, je secouais légèrement ma chemise en secouant la tête. Ce n’était pas grave, bien sûr que non. « Salut, Reagan. » Laissais-je enfin entendre, quelque part derrière un mi-sourire et une mi-grimace amusée. Difficile de dire, ça avait toujours été difficile de dire ce qui en était de cette non-amitié, non-relation entre nous.

Un froncement des sourcils plus tard, je rétorquais : « Tu m’as déjà vu autre part que dans mon bar. » Avec Jillian, à leur appart’, chez moi… Oui, bon. Quant à avouer la raison de ma présence à ce concert, la pass média autour de mon coup limitait considérablement les options pour prétendre le contraire. Je haussais les épaules. « Certes. » C’était un rire sincère, finalement, qui franchissait le cap de mes lèvres. L’atmosphère n’était pas à la prise de tête, d’aucune façon. Même avec Reagan. « Un peu la musique, quand même. » C’était toujours elle, derrière tout le reste. « T’aimes le groupe ou bien… ? » Prendre des nouvelles. Déterminer si elle était dans un meilleur état d’esprit que lors de notre dernier – seul – tête-à-tête. Elle avait l’air bien, Reagan. Peut-être parce que de l’extérieur, ce n’était jamais un problème, elle avait toujours l’air bien quelles que soient les merdes que lui envoyait la vie. Honorable qualité. Elle était rayonnante. « Tiens, Griffin ! » Ah oui, le jeune. Qui me tendait ma bière. « Blonde, comme tu voulais. » Sourire jusqu’aux oreilles, pas subtil du tout, le jeune homme ne manquait pas de saluer Reagan et de se présenter. « Lucas Rasmos. Et vous ? Vous êtes une amie de Griffin ? Vous travaillez pour la télé ? » Je me retenais de rouler les yeux. Les chevilles de l’ex-mannequin allaient enfler. « Merci pour la bière, Lucas. On se recroise plus tard. » J’invitais Reagan à me suivre dans la foule, après tout, il n’y avait pas de mal à tirer bénéfice de cette rencontre inattendue pour me sortir plus vite que prévu des conséquences de ma trop grande bonté d’âme à l’égard de l’étudiant.

L’enthousiasme de Reagan sonnait faux – pourtant, impossible de remettre en question sa déclaration d’amour au groupe ou de contredire son emballement. Peut-être que ce n’était que moi, qui se méfiait naturellement de tout et tout le monde, ce qui ne m’empêchait pas d’arborer un sourire sympathique. Le monde était décidément petit : quelles étaient les chances que l’on tombe l’un sur l’autre – ou plutôt sa bière sur ma chemise –, même à se trouver au même évènement ? Impossible, de toute façon, de ne pas me mettre à rire lorsqu’elle demandait ce que je faisais là. Une autre façon de dire qu’elle n’avait pas la moindre idée d’en quoi consistait mon boulot. « La plupart du temps, c’est moi qui vends le Headquarters et sa scène aux agents des groupes qui me plaisent. » Ça n’avait pas vraiment de nom, ce boulot. « Un peu comme un recruteur sportif, tu vois ? Qui assiste à des matchs des ligues mineures et qui repère les joueurs que le club devrait signer en espérant trouver la future étoile ?… » Allez savoir pourquoi c’était cette comparaison au milieu sportif qui m’était venue en tête. Je n’étais pas un connaisseur, loin de là, et quelque chose me disait que Reagan non plus. À vrai dire, elle avait sûrement posé la question pour être polie, et je décidais de ne pas m’éterniser sur le sujet plus que nécessaire, sans compter que nous n’étions pas dans les meilleures circonstances pour nous raconter nos vies. Sans oublier, non plus, la présence de Lucas, que j’avais – croyez-le ou non – vraiment réussi à oublier pendant ces quelques minutes. La vue de la jeune femme le réjouissait un peu trop, d’ailleurs. Fidèle à ce qu’il avait montré jusqu’à présent, il se mettait les deux pieds dans les plats et donnait l’impression d’être prêt à s’en faire une amie. L’impulsion du moment me poussait à me lancer dans la foule, accompagné de Reagan. Ce n’était qu’une fois à plusieurs mètres du bar et de notre ex interlocuteur que je me retournais vers elle pour l’entendre s’offusquer. « C’est pas mon assistant. Il gère une radio étudiante et il essaie de se faire des contacts dans le milieu, je viens juste de le rencontrer, en vrai. » Bon, d’accord, dit comme ça, c’était presque cruel de l’avoir laissé en plan après qu’il ait pris la peine de m’offrir une bière, et ce, sans autre cérémonie. « Je te l’offre, tiens. » Un peu pour effacer cette pointe de culpabilité, beaucoup parce que je tenais pas à boire maintenant que la soirée prenait une toute autre tournure. « Si tu promets de ne pas la renverser sur moi, celle-là. » C’était comme ça dans les festivals de ce genre, il y avait l’odeur d’alcool, de la sueur des danseurs et des cigarettes pour nous prendre ci et là, au détour. J’y contribuais, avec ma chemise et le précédent verre de la blonde qui y avait trouvé sa finalité. Le niveau des décibels était plus important encore, à présent, me forçant à élever la voix et à me pencher vers elle pour lui parler.
Bien sûr, la blonde n’entendait pas passer à autre chose et oublier ce qui venait de se dérouler. Je la regardais quelques secondes, incertain du visage qu’il convenait de lui présenter. Nous n’avions jamais été si proches, pas vraiment des amis. Il était pour autant absurde de faire comme si nous n’étions que de vagues connaissances, plus maintenant. « J’sais pas, on a assez donné avec les trios, tu crois pas ? J’ai moins peur si y’a que nous deux. » Ajoutais-je avec un sourire amusé – mais pas forcément détendu ni rassuré. Il n’y avait qu’à repenser à toutes ces fois, avec Jillian. Comme celle au Garnet lors de l'événement thématique des années 20. Les deux filles s’étaient bien assurées de me mettre dans l’embarras avec mon invitée, ce soir-là. L’impulsion m’avait poussé à éviter toute chance de reproduire le schéma avec Lucas et sa grande gueule. « J’suis pas en train de te voler à la compagnie de qui que ce soit, moi-même ? T’as sûrement mieux à faire… » C’était quand même étrange, de l’imaginer venir toute seule. Reagan était une bête sociale, toujours entourée, toujours dans l’action, au moins lorsqu’elle se trouvait en public. Quelle folle idée que de nous entrainer au beau milieu de cette foule grouillante, alors qu’il était désormais impossible de ne pas se faire bousculer toutes les vingt secondes par les fans excités. Le tout venait d’ailleurs de monter d’un grand, alors que le titre le plus célèbre du groupe s’amorçait et que des cris et des sifflements fusaient de toute part. « J’ai rendez-vous avec l’agent et le groupe juste après leur performance. » J’étais à peu près certain qu’elle n’entendait plus ce que je lui disais. « Je vais pas pouvoir rester très longtemps, vu comment je vais mettre trois plombes à rejoindre la scène. » Répétais-je, une fois de plus, dans le vide. Autour de nous, tout le monde chantait et dansait, si bien que l’on se retrouvait pris par la marée malgré toute volonté. Les voix formaient un tonnerre tout autour de nous et mes épaules s'affaissaient un instant, à lâcher prise. Le groupe faisait tout un show, ils donnaient tout ce qu’ils avaient et la foule y répondait.

Reagan Dewar – ou celle que je ne parvenais toujours pas à cerner. Fut un temps, la blonde ne faisait partie du paysage que parce qu’il s’agissait de la ride or die de mon ex. Le souvenir était encore trop frais de toutes ces fois où elle s’était invitée chez nous, et où je m’étais retrouvé à tenir la chandelle dans mon propre appartement. Pendant longtemps, elle n’avait été rien d’autre; ou plus exactement, je n’avais pas cherché à lui trouver autre chose. L’amie de mes amis, en somme, une raison suffisante pour tolérer l’écart abyssal entre nos personnalités sans trop râler. Puis un soir d’hiver, il y avait eu Reagan, capable de plus d’humanité que je ne lui en avais prêtée. Reagan, séduisante sous une vulnérabilité qu’elle avait laissé entrevoir pour la première fois, à moi en tout cas. « C’est ça, oui. Exactement comme un chasseur de têtes. » Est-ce que ça l’intéressait vraiment ? Il avait bien semblé y avoir une petite étincelle dans son regard, une seconde ou deux, l’impression qu’elle se souciait de ce que je racontais ou de ce que je pouvais faire de mon temps. Difficile de savoir sur quel pied danser avec elle. Simples connaissances. Vieux amis. One night stand. Une connexion qui paraissait si loin, à présent, que presque inventée. « J’ai pas dit ça, tout le monde commence quelque part… » Oui, bon, la vérité était tout de même que je n’avais pas eu envie de me farcir toute sa bonne volonté ce soir, encore moins devant la jeune femme. Exactement pour ce genre de commentaire qui me faisait écarquiller les yeux. « Golden qu… ? Oh. » Ew. Et, bien sûr, il fallait qu’elle en rajoute une couche avec les plans à trois. « Pas mon genre. » Que je rétorquais aussitôt, ni les plans à trois ni toute autre pratique trop tordue. Impossible de ne pas penser à Jillian, même si cela ne m’était plus douloureux comme avant. « J’imagine que c’est pour ça que tu ne m’as pas rappelé. » Pas vraiment une plaisanterie, pas vraiment sérieux non plus. Je ne l’avais pas rappelée non plus, c’était comme ça. La vie avait repris son cours après une parenthèse des plus surprenantes, et je n’avais pas eu l’intention d’y refaire allusion avant maintenant. La comparaison n’était pas des plus flatteuses, mais l’ex-mannequin avait tendance à me rappeler mon frère, terriblement agaçant. Plus l’on tentait d’éviter quelque chose, plus il s’assurait de nous mettre le nez dedans. Not today, l’occasion était trop belle pour être autre chose d’humeur légère… Même avec Reagan la sulfureuse comme compagnie sur mon terrain de jeu.
Rien n’aurait de toute façon pu gâcher l’atmosphère unique du concert. Ça avait toujours été ça, mon fix perso. Ce pourquoi je vibrais vraiment. Le temps d’avertir la blonde de mes projets, et d’espérer qu’elle ait capté, que je commençais à me frayer un chemin dans la foule toujours en délire. Je ne m’étais éloigné que d’un mètre à peine que je l’avais de nouveau sur les talons. « J’ai rendez-vous avec leur agent et le groupe. » Que je répétais une nouvelle fois, certain à présent d’avoir son attention. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour comprendre qu’elle ne comptait pas rester sur la touche. « Mmh. T’es plus tenace que Lucas. » Ce n’était pas bien méchant à l’égard du jeune homme, juste une plaisanterie. Autour de nous, les gens commençaient à bouger et il était compliqué de rester ensemble, alors je posais une main dans son dos pour la garder près de moi et pouvoir lui dire : « Tu peux venir si tu veux, mais… Ne leur parle pas de trucs bizarres… Genre pas de blagues salaces. » Demander à Reagan Dewar de ne pas faire quelque chose était probablement la meilleure façon de s’assurer qu’elle le fasse en trois fois pire, mais je soupirais silencieusement. « C’est plus, genre, opération séduction, mais de façon platonique. Deal ? » Chasser des têtes, oui, mais encore fallait-il jouer ce jeu et donner envie aux groupes que je repérais d’accepter les invitations à venir se produire au HQ. Il fallait rendre à Reagan ce qui appartenait à Reagan. Elle pouvait être un atout précieux, surtout si elle aimait autant le groupe qu’elle l’avait laissé paraitre dans la dernière heure.

J'entrainais la jeune femme avec moi, brandissant ma passe lorsque nous arrivions enfin tout près de la sécurité et des caravanes installées pour servir de loges pour l'occasion. Je donnais mon nom à nouveau et une assistante m'informait que nous pourrions bientôt être reçus. « J'ai ta parole, hein ? » Bien sûr que je m'inquiétais. C'était Reagan et c'était moi, et je doutais encore qu'il soit bien sage de l'emmener avec moi, alors que je bossais. « Griffin Wilson, the one and only ! » En apercevant l'homme, le fameux agent avec lequel j'avais déjà eu l'occasion de collaborer dans le passé, je changeais d'air. Beaucoup plus détendu, beaucoup plus avenant. « Jack. » Nous échangions une accolade bien sentie et je m'empressais de commenter le spectacle : « Ils ont tout donné, la foule leur a bien rendu. Encore plus électrique que ce que j'ai vu à Boston. » La conversation se poursuivait quelques instants, avant que l'agent ne s'intéresse à la présence de Reagan. Oh, bien sûr. « C'est Reagan... Elle adore le groupe autant que moi. » Impossible de décrire le lien qui nous unissait, nous, alors autant faire l'impasse sur le sujet. Jack semblait trouver mon invitée bien intéressante, de quoi me tirer une légère, très légère grimace.