Pieces of peace
in the sun's peace of mind
- Alexander & David -

Cela faisait un moment déjà que je l’avais à l’oeil. Entre deux conversations avec les membres de la troupe de théâtre, attablés pour le traditionnel verre de fin de soirée post-répétition du jeudi, je guettais les faits et gestes familiers du barman. L’homme paraissait plus inintéressé qu’à l’accoutumée. De là à dire que quelque chose clochait chez Alexander ce soir, il n’y avait qu’un pas. Pas que je n’étais pas prêt de franchir ! Pas encore. Mais au moment où nos regards se croisaient de loin, la faute à cet espionnage de bas étage qui m’accaparait depuis de longues minutes, je me lançais dans une série de simagrées. Message codé ? Encore aurait-il fallu qu’Alexander soit en mesure de le décoder, ce qui, bien entendu, aurait tout de suite été moins drôle. Par le passé, j’avais été un client un peu lourd, peut-être, mais toujours bien intentionné. Plus il était difficile de faire rire le bougre, plus j’y mettais de l’énergie. Inside jokes, tournées offertes à l’ensemble des clients, histoires abracadabrantes et j’en passais. Je m’étais même déjà fait passer pour cet alter-ego cher à mon cœur : Henry Bacon, agent très secret, mais pas trop, du Federal Bureau of Investigation. Alex’ ne l’avait jamais admis, mais j’étais persuadé de l’avoir fait flipper ce jour-là. Comme si cette mission dont je m’étais auto-investi de le distraire de son humeur -souvent- morose était moins crédible qu’une possible filature à son encontre ! Certaines personnes se faisaient un point d’honneur d’être difficiles à apprécier. Et moi, j’étais têtu comme une mule bien décidée à piétiner sur place et faire attendre toute la caravane.
Ainsi donc, le petit jeu durait depuis quelques minutes déjà. Chaque fois que mes acolytes de table ne me regardaient pas, je faisais de grands signes au barman. Puis faisais mine de rien lorsqu’on s’adressait à moi. C’était apparemment suffisant pour attirer son attention, mais pas pour l’inquiéter, cet ingrat. Peut-être me connaissait-il trop bien, déjà, ou était-il simplement devenu très consciencieux dans son travail, alors qu’il adressait sa pleine attention à une cliente venant tout juste de se poser au comptoir pour passer commande. Bummer. C’était à tout le moins suffisant pour me décider à aller droit au but et l’instant suivant, je posais mes propres fesses sur un des tabourets du comptoir. « Dude. Qu’est-ce qu’il ne faut plus faire pour attirer ton attention. » Commentais-je en soupirant bruyamment. « C’est toi qui devrais me distraire, c’est moi qui souffre à ne plus dormir qu’une heure, maxi deux par nuit. » Les joies de la paternité - en fait, c’était une véritable joie. Sauf la nuit. Et c’était aussi ce qui expliquait que ces soirées avec ma troupe ne s’éternisaient plus tellement au-delà de 22 heures. Daddy était fatigué bien plus rapidement qu’avant. « T’aurais fait quoi, si en fait, j’essayais de te signaler que j’étais pris en otage et en danger de mort imminente ? Ta conscience n’aurait pas dormi tranquille, elle non plus. » Sa conscience me trouvait probablement toujours un petit poil agaçant, mais ça faisait partie du charme de cette amitié dont je revendiquer obstinément le titre.

Ce qu’il y avait, c’était que le barman ne connaissait pas sa chance. Le David d’avant – quelques mois, quelques semaines à peine – n’aurait pas hésité un seul instant à bondir sur une chaise ou sur une table, sur le comptoir peut-être même, pour lui offrir une danse. Tout, sauf celle qu’il réclamait… La Macarena, assurément ! Au lieu de quoi, sourire en coin, je me contentais de hausser des épaules fatiguées. Se voyait-elle donc au fond de l'œil, cette fierté ? August était certainement arrivé d’abord par surprise dans nos vies, mais peu de choses savaient me rendre si heureux. « That’s what he says. » Soupirais-je exagérément, bon joueur tout de même. Il en fallait bien moins qu’avant pour obtenir l’attention du bougre, ce qu’en soit s’avérait être gagnant-gagnant. Moins de bêtise pour lui, plus de mots prononcés par lui pour moi. « C’est quoi, ça ? » À la question s’ajoutait un doigt pointé sur le verre à cocktail qu’il venait de glisser sous mes yeux. « Je t’ai vu faire, vieux, t’as oublié le gin. » De suspicieux à moqueur, il ne me fallait qu’un instant. Le gin & tonic, mon cocktail de prédilection. Alexander devait bien en avoir concocté plus d’une dizaine pour moi, depuis le temps. Je m’intéressais tout de même à sa plus récente création – un cadeau ne se refusait pas. Une gorgée et je faisais mine de la surprise. « Bon, c’est pas si mal, finalement ! J’accepte l’offrande. » Une autre gorgée. Vraiment pas mal du tout, même. « Ça, c’est la routine en gros, ouais » Rétorquais-je simplement avec un signe de la main pour balayer le tout. « Essaie, toi, de caser autre chose dans cet horaire et tu m’en donneras des nouvelles ! » Je jetais un coup d’oeil à mes ouailles de la troupe de théâtre, occupés à rire, discuter et boire un peu plus longtemps. Une joyeuse cuvée, cette année encore. J’avais hésité un moment à poursuivre l’atelier, mais étais heureux de le faire même s’il semblait parfois qu’il manquait désormais du temps pour tout.
Mon interlocuteur souhaitait que je lui raconte quelque chose, ce que je savais faire à merveille d’ordinaire. L’espèce de lassitude qui se lisait chez lui, dans sa posture ou ses gestes, peut-être même derrière son sourire, me donnait plutôt envie de le pousser à parler, lui. « Jouons à un jeu, tiens. » Je pouvais entendre ses protestations d’avance, j’aurais pu les écrire pour lui tant le scénario semblait prévisible. Je levais tout de même un doigt pour l’inciter à garder le silence. Une minute, une minute. Laisse-moi te convaincre grâce à mes arguments du feu de dieu. « Ça fait cinq bonnes minutes qu’aucun client ne t’a sollicité. Fais pas genre t’as pas le temps. » Et pis, il me faisait confiance, pas vrai ? Je n’allais pas lui faire faire quelque chose d’abracadabrant alors qu’il était en train de bosser. Un peu de respect pour un homme gagnant son pain, solidarité masculine. Je le toisais du regard longuement, suspense, suspense… « Truth or dare ? » Et je m’empressais d’ajouter : « Promis, et je n’ai qu’une parole, mon vieux, rien qui puisse te faire mal paraître ou risquer ton job. Je suis le premier à y tenir, sinon, à qui est-ce que je causerais ? » Probablement au prochain serveur, comme j’avais tenté à quelques reprises de sympathiser avec celui qui l’avait précédé. Qui aurait cru que ce dernier deviendrait l’un des parrains de mon fils – et autant le dire, les rapports entre Danny et moi demeuraient un peu étranges malgré le temps écoulé. « Tu ne peux pas refuser cette opportunité en or de te désennuyer et d’apprendre à mieux connaître ton nouveau meilleur pote… Au fait, c’est moi, ça. » Oui, bien sûr.

Ça m’en tirait bien un sourire en coin, toute cette sollicitude non sollicitée de la part du barman – plus d’alcool pour moi, et puis quoi… « Je suppose que c’est pour le greater good ? » Soupirais-je à nouveau avant de me mettre tout simplement à rire à grands éclats. Alexander ne pouvait me faire plus plaisir qu’en me donnant finalement de l’attention et en remarquant -enfin- ma détermination, qu’importait qu’il ait au passage besoin de me rappeler qu’il m’arrivait régulièrement de me comporter tout, sauf comme un trentenaire bien rangé. « J’ai bien l’intention de lui apprendre qu’il n’y a rien de mieux que de garder son cœur de gosse. Right ? » Une boutade – une autre. Pourtant, il y avait bien un fond de vérité. Difficile de dire où j’en serais aujourd’hui si je n’avais pas toujours navigué dans la vie avec cette attitude insouciante aux yeux de certains. L’Australien en venait malgré tout à m’offrir ses encouragements, ou quelque chose du genre. La « tape dans le dos » amicale qui ne faisait pas de mal à entendre, quand même bien le barman n’avait pas la moindre idée de comment je m’en sortais réellement avec mes nouvelles responsabilités familiales. « Et toi alors ? Un soda extra, extra virgin… Ou même pas ? » Ma parole avait déjà été donnée de ne pas le pousser au méfait dans le cadre de ses fonctions, allez donc savoir s’il pouvait s’offrir un verre de ce côté du comptoir en toute tranquillité d'esprit.
Contre toute attente, mon interlocuteur s’offusquait gentiment de mes motivations à l’embêter à chacun de mes passages au bar local – playing hard to get, I see. « Nuh, uh. » Un claquement de langue plus tard, j’oscillais entre l’exaspération surjouée et l’amusement bourré de satisfaction qui me trahissait. « Je m’exprime tout le temps, je suis même payé pour ça. » Que ce soit comme coach de la troupe de théâtre locale ou lorsque je montais sur scène moi-même, ce qui était arrivé de plus en plus régulièrement ces dernières années. Les arts vivants, qu’ils disaient. Parfaite chaussure à mon pied, bien plus que ces vieux Converse. Non, franchement, en dehors de mes complaintes sur toutes les petites et grandes contrariétés de l’existence – presque rien –, je n’avais pas besoin de trouver un psy en lui. « D’ac ! Mais promets que la limonade ne te montera pas au nez… Tu piges ? » Ba dum tssss. Oui ? Non ? « Mec, je sais que tu me kiffes, fais pas genre. » Je m’accoudais finalement au comptoir, mon verre en mains, activant du même coup une intense réflexion. « Plus fun, ouais, c’est pile ça. J’t’e kiffe aussi en vrai. » Qu’il ne s’imagine pas que je ne le voyais pas faire et prendre trente-huit raccourcis pour éviter d’avoir à raconter quoi que ce soit de trop personnel. « Bon, la règle veut qu’on commence toujours par truth pour s’échauffer. » Voilà que je me gigotais sur mon tabouret en balayant de nouveau la salle du regard à la recherche de l’inspiration divine, qui ne manquait pas de faire épiphanie sous mon crâne. La cliente d’un peu plus tôt, qui avait fini par regagner la table où étaient installées ses copines lorsque j’étais débarqué pour embêter mon barman préféré. « C’est ton genre ? » Grande, châtaine, un regard félin et un rire discret. « Me regarde pas comme ça ! Pas moi, elle. » Signe de la tête plus ou moins discret dans la direction de la jeune femme en question. « Et c’est ma première question. C’est interdit de ne pas répondre à la première question. » Impossible, dès lors, de ne pas sourire à pleine dents – juste avant de prendre une longue gorgée de la victoire de mon cocktail. Inventer les règles du jeu au fur et à mesure me paraissait tout à fait légitime pour le pousser à s’exprimer à son tour.

Loin de m’agacer, sa remarque s’assurait de la persistance de mon sourire de grand nigaud. Un devoir, voilà ce qu’était pour moi l’idée de conserver ce grain de folie au quotidien. Les années passaient et n’y changeaient rien, à part les rides et les cernes que l’on me faisait parfois gentiment remarquer. L’Australien était un parfait partenaire pour raconter n’importe quoi des heures durant, d’ailleurs, peut-être précisément parce qu’il était coincé sur les lieux et n’avait pas le choix de faire avec mon inventivité. « Sois pas jaloux, c’est pas beau, tu sais… » Marmonnais-je tout en continuant de jouer les idiots pour l’amuser. Ou l’emmerder. Toutes ces réponses. Riche, non, bien sûr que non. Mais je n’avais jamais vraiment eu de problèmes financiers grâce à ces chèques de paie soigneusement placés lorsque j’étais ado et que ma mère avait géré mes revenus d’enfant-star de la télé. « Écoute, logiquement, on peut s’attendre à ce qu’il parle trois fois plus vite que la moyenne, t’en dis quoi ? Moi je pense que c’est une bonne affaire, ensuite on pourra causer tous les deux. » La vérité, c’était que ça fait un peu peur, quand même. Être parent. Accompagner un autre être humain dans ce monde, tout lui apprendre. Et espérer qu’il soit fier de vous avoir fait confiance. August était encore si petit, et il paraissait jusqu’ici impossible de le contrarier durablement. Les erreurs que nous ferions, s’il en fallait, viendraient plus tard. « Pris la main dans le sac, hein ? » J’oscillais les sourcils plusieurs fois, parfaitement satisfait de le voir manquer de s’étouffer. Relax, bro. « C’est juste pour vérifier que t’es toujours là, que tu m’écoutes. » Même lorsqu’il entrait dans mes petits jeux, il avait souvent l’air ailleurs, Alexander. Du genre songeur, bg torturé à fond la caisse pour le plaisir de ces dames cherchant un homme à sauver.
Il était temps de jouer, donc, et le barman n’avait pas vraiment le choix de se plier à la requête. Bon joueur, il offrait une réponse – ouais. Pas trop impressionnant pour les détails, mais on allait faire avec. « Prévisible. » Soupirais-je, en faisant bien évidemment exprès pour le taquiner. « Mais okay, t’as le droit d’être prévisible. » Son tour, donc. Allons voir s’il avait plus d’un tour dans son sac. J’avais l’air très sérieux, comme ça, mais sa proposition me tirait un nouveau sourire amusé. Ah, oui, très bien, très bien. Le numéro de la brunette. « Si t’as besoin d’un wingman, tu demandes, mec. J’aurais dit oui. Pas besoin de faire ce long détour. » Mais un défi était un défi, spécialement en contexte de truth or dare. Je regardais à nouveau par-dessus mon épaule dans la direction de la jeune femme, qui regardait à son tour vers nous. Vraisemblablement, il y avait des chances qu’elle se montre réceptive. « Je sais pas si je pourrai, c’est pas moi le bg. Quoi que j’ai un très beau nez. Définitivement plus canon que le tien, on est d’accord ? » Je réfléchissais quelques secondes, enfilait une autre gorgée et me levait pour me rendre jusqu’à la table des demoiselles. « Mesdames, excusez-moi pour l’interruption…Je suis David. Nice to meet you. » Elles gloussent, prises de surprise, mais amusées. « Mon ami barman, vois-tu.. » Coup de tête dans la direction d’Alexander derrière le comptoir. « … m’a dit qu’il était prêt à jouer le jeu des devinettes. La question est : combien de chiffres ya-t-il dans ton numéro de téléphone, quels sont-ils et dans quel ordre ? Si tu réponds avec justesse, il promet de vous offrir à chacune un cocktail en échange. Pas de triche, hein ? » La brunette lançait un regard doucereux dans la direction du barman et je le regardais à mon tour, plutôt fier de ma perfo’. David Munroe, c’est ça ? Le gars de la télé ? Ah, euh… Si j’obtenais le numéro de la brunette, sa copine me glissait également le sien en me parlant de la série dans laquelle j’avais joué. Quelques instants plus tard et j’étais de retour aux côtés d’Alexander en soupirant bruyamment. « Qu’est-ce que je ne ferais pas pour toi… » Je lui glissais le numéro de téléphone espéré. « Ton tour. Truth or dare ? Oh et by the way. Je leur ai promis ta tournée. » Oopsie ?