Andrea a toujours préféré aux consultations en cabinet les consultations à l’hôpital. Moins personnel, tout en l’étant paradoxalement souvient bien plus. L’urgence d’une situation qui finit par dévorer tout le reste du quotidien, pas de celles avec lesquelles on vit pendant des années comme dans une colocation malheureuse. Souvent, le psychiatre trouve du réconfort aux cas les plus lourds, peut-être parce qu’il s’identifie davantage à eux qu’aux petites névroses ordinaires que tout un chacun possède – ce qui est parfaitement normal. Ce jour-là comme les autres, il effectue donc son service en psychiatrie avec application et sérieux, content d’être là bien que face à toute la détresse imaginable, se sentant utile. La seule chose qui lui reste, finalement. Ce n’est que quelques heures après l’avoir reçu qu’il prend connaissance du message de Duncan, une oreille collée au combiné tout en remettant maladroitement ses affaires aux vestiaires avant de rentrer chez lui. Quoi que, le retour à la maison devra apparemment être différé, ce qui au fond est une bonne nouvelle également : retrouver la poussière de sa demeure vide et sans vie n’a jamais rien de réellement réjouissant pour Andrea. Un léger sourire se dessine sur ses lèvres avant qu’il ne raccroche, glissant le portable dans la poche et son manteau. Si en plus on l’appâte avec du café, pour quelle bonne raison pourrait-il refuser d’aller prêter main forte à son ami ?

« Bonsoir ? » D’un pas feutré, le psychiatre se risque à entrouvrir la porte du bureau de Duncan, au dispensaire. Il est déjà tard, les enfants dormaient probablement déjà. Il mesura donc le ton de sa voix, esquissant un nouveau sourire tout en refermant la porte derrière lui après être entré. « Je suis venu dès que j’ai eu ton message. Comment vas-tu ? Ça a été aujourd'hui ? » Première question si systématique chez le médecin, rarement innocente. Plus qu’une précaution professionnelle, il s’agit cependant surtout de prendre des nouvelles de son ami ; De s’assurer qu’il tient le coup. Ce dispensaire est une cause aussi noble qu’énergivore, particulièrement prenante. Il lui semblait naturel, au moment de son ouverture, de proposer son aide aussi souvent que nécessaire. D’ailleurs, un rapide coup d’œil aux documents empilés sur le bureau lui confirment que ce soir fait partie de ceux qui sont indéniablement nécessaires. « Qu’est-ce qu’il reste à faire ? » La voix est douce tandis qu’il s’approche, dénouant écharpe et boutons de manteau pour les déposer sur une chaise. La paperasse ne l’ennuie pas, sa patience et sa rigueur le portent peut-être même à apprécier ces tâches répétitives et minutieuses.

Serviable, Andrea. Toujours disposé à se rendre utile dès qu’il le peut, sans rechigner ni se faire désirer. Qu’aurait-il de mieux à faire, de toute façon ? A choisir, le psychiatre préfère largement passer la première partie de sa soirée au dispensaire plutôt qu’à boire de la vodka dans son canapé. Un sourire fin étire ses lèvres lorsque son regard croise celui de Duncan, assis à son bureau au milieu de piles de documents. Dure journée, Andrea s’en doute avant même que les mots ne soient prononcés. Il suffit d’examiner quelques instants la petite mine de son ami pour s’en rendre compte. « On va essayer d’accélérer cette fin » glisse-t-il avec douceur tout en refermant la porte du bureau derrière lui, prêt à s’investir pleinement dans n’importe quelle tâche qui pourrait lui être confiée. Un geste pour retirer son écharpe, un nouveau sourire bienveillant à l’adresse de Duncan. « Je prendrais bien un café, s’il te reste ça. » De fait, Andrea a un sommeil tellement chaotique qu’une tasse de café aussi tardive n’y changerait probablement rien. Il désire simplement quelque chose de chaud, qui lui donnera un peu d’énergie après sa longue journée.

« D’accord, très bien. » Accrochant ses affaires dans un coin, le psychiatre s’avance encore jusqu’à pouvoir s’installer au coin du bureau libéré par Duncan. Il ne passe pas tous les jours au dispensaire, loin de là ; Est cependant capable de s’y repérer sans trop de difficulté et ne tarde donc pas à tirer vers lui les dossiers désignés. Vérifier des coordonnées, c’est dans ses cordes. Voire, c’est exactement le genre de tâche répétitive et ne nécessitant aucune autre compétence que la patience qui lui plait. « Je te jure que mon programme se limitait à commander chinois et à m’endormir devant la télévision. » L’ébauche d’un sourire en coin alors qu’il jette un rapide coup d’œil à l’autre homme, ne mentant aucunement. Vie privée ? Cela fait bien des années qu’Andrea ne connaît plus cette expression. En dehors du travail, le néant complet. « Et sincèrement, tous les moments que je ne dois pas passer à la maison sont les bienvenus » ajoute-t-il un peu plus bas tout en ouvrant le premier dossier de sa pile. La maison est effectivement une épine dans le pied d’Andrea : il faudrait la vendre, bien sûr, mais il n’a pas le courage de toucher aux affaires de Luisa et des filles. Et si elles revenaient ? Impossible, du moins pour sa défunte épouse. Mais qui sait… Toute la lucidité dont il peut faire preuve lorsqu’il s’agit d’analyser le comportement des autres fait terriblement défaut au psychiatre sitôt qu’il doit se pencher sur ses propres névroses. « Comment va Hawa ? A qui l'as-tu laissée ce soir ? » Choupette. La question a beau viser à changer rapidement de sujet, Andrea ne peut s’empêcher de penser à l’adorable petite fille qu’il apprécie tant.

C’est la solitude même qui pénètre le bureau de Duncan ce soir-là, vêtue d’un long manteau et d’une écharpe pour se protéger du froid. Andrea n’est attendu nulle part à cette heure, ne doit se presser de quitter le travail pour qui que ce soit. Un mince sourire étire ses lèvres à la remarque de son ami, bien qu’il doute de sa véracité. « J’imagine qu’Hawa doit bien t’occuper, pourtant. » Il le dit avec tendresse, sans l’ombre d’un reproche. Au contraire, la pensée de cette adorable enfant le renvoie à l’époque où lui-même était père, où lui-même devait se dépêcher de rentrer de l’hôpital pour emmener Charlotte à son entraînement de basket ou Victoria à ses cours de piano. Papa poule par excellence, sans nid ni attache depuis bien longtemps désormais. Après s’être débarrassé de son manteau, le psychiatre accepte volontiers la tasse de café que Duncan lui offrir. « Je sais » souffle-t-il par-dessus sa tasse alors qu’un nouveau sourire effleure son visage. Andrea a la chance de pouvoir compter sur des amis présents, il le sait. Mais pourrait-il réellement leur infliger sa compagnie plus longtemps que nécessaire ? « C’est juste que je n’ai pas envie de m’imposer, tu sais. Et j’aime ma solitude, pour être sincère. » Ou plutôt : Andrea aime se punir en se forçant à rester seul, nuance qu’il tait cependant. Il ne pense pas encore mériter la moindre marque d’affection après ce qu’il a infligé à Luisa.

Pourtant, Duncan l’accueillerait avec plaisir et cela le psychiatre le sent bien. Quelque part, il a déjà des attaches avec sa famille et apprécie beaucoup Hawa dont il ne manque pas de demander rapidement des nouvelles. « Oh, je comprends. » Un rire sincère échappe à Andrea, lui-même pianiste à ses heures perdues. « Je sais ce que c’est, d’entendre des fausses notes à répétition pendant des heures… » Combien d’après-midi avait-il passé assis à côté de Victoria pendant qu’elle répétait ses gammes ? Des centaines, il lui semble. Une autre vie. « Mon piano prend la poussière, tu sais. Si jamais tu es lassé de l’entendre veux la déposer pour qu’elle s’entraîne… Ce sera avec plaisir. Et je crois qu’elle pourra admettre qu’il n’y a que deux instruments au monde qui fonctionnent correctement. » Ça le fait sourire, bien sûr : toute cette tendresse que son ami peut éprouver envers son enfant, Andrea la comprend parfaitement. La ressent dans sa chair, lui aussi. « Déjà » répète-t-il avec un sourire qui se fait plus mélancolique. « Comme le temps passe vite. » Un soupir. Dire que ses propres filles ont désormais 25 et 23 ans… Le temps passe vite, oui. Trop vite.

S’abrutir devant la télévision en mangeant des restes de pizza froide ressemble effectivement aux habitudes d’Andrea après le travail depuis que Luisa est décédée. A quoi de plus intéressant pourrait-il employer son temps libre, désormais ? Un peu de piano, certes, mais pas assez de passion ni d’énergie pour y passer des heures. Le plus souvent, ce sont les matchs sportifs qui retiennent son attention : on s’endort facilement devant, puisqu’ils n’ont aucun autre enjeu que le plaisir de gagner. « Je sais. Je te remercie. » Le sourire est échangé, mélancolique de la part du psychiatre mais tout de même présent. Il sait avoir la chance de pouvoir compter sur l’amitié de Duncan à tous moments, ne tient cependant pas à en abuser : même toute l’amitié du monde ne parviendra jamais à remplacer ce qu’il lui manque. Ses filles. Son épouse. Une autre vie, dans un autre temps.

Par procuration peut-être, il se satisfait néanmoins des récits que son ami lui fait de ce quotidien si ardemment regretté. Imaginer Hawa rendre son père dingue à force de répétitions de piano laisse la trace d’un sourire rieur sur les joues d’Andrea. « Il faut bien commencer quelque part. Souviens-toi de tes propres cours de solfèges. » En avait-il pris ? Le psychiatre l’ignore, lance cette hypothèse sur le simple ton de la plaisanterie. « Même si je peux reconnaître que je n’aurais personnellement pas choisi de commencer par « Lullaby » Il faudra que je m’entraîne moi-même avant de la recevoir. » Taquin, le masque de fatigue cède peu à peu à la réelle complicité sur ses traits.

« Joyeux anniversaire en retard. » Plutôt doué pour retenir ces dates d’ordinaire, le psychiatre réalise tout à coup avoir failli à sa tâche concernant Duncan. Problème d’agenda trop rempli, sans aucun doute. Il dépasse cependant le léger pincement pour prendre le temps de réfléchir à sa question, s’accorde d’ailleurs le bénéfice d’une gorgée de café pour se ménager quelques secondes supplémentaires. « Ce ne sont pas les années les plus douces de ma propre vie, mais dans une perspective plus large la quatrième décennie est généralement bien vécue par la majorité des gens. Des projets se concrétisent, des angoisses de déverrouillent souvent. C’est plutôt la suivante qui devrait t’inquiéter… Mais tu as encore le temps. » Il sourit par-dessus sa tasse avant de la reposer délicatement. « Est-ce que tu as des projets à concrétiser ? Des peurs à déverrouiller ? » Avoir un ami psychiatre comporte également son lot de désagréments, dont les questions très profondes et particulièrement intimes tard après une longue journée de travail.

Andrea sourit en imaginant son ami, plus jeune, derrière un piano. Cela lui rappelle forcément ses propres débuts, plus récemment les débuts de sa fille aussi. Victoria. Douée, bien davantage que son père au même âge et probablement virtuose désormais ; Comment savoir, il n’a plus eu de ses nouvelles depuis trois ans. « Les parents veulent toujours imaginer le meilleur pour leurs enfants » se contente-t-il de répondre dans un sourire entendu, une banalité y compris pour les pères comme l’est le psychiatre : nuls, absents, incapables de trouver les bons mots pour réparer ce qui a été brisé. Heureusement, Duncan fait partie d’une l’autre catégorie. Comme cela doit être agréable.

« Oh, je vois. » Pas du genre à insister, le médecin, même s’il s’interroge évidemment sur les raisons qui pourraient pousser Duncan à vouloir oublier sa propre date d’anniversaire. N’est-ce pas au moins une bonne occasion de manger quelques sucreries, voir des amis ? Il ne sait pas, Andy. Lui non plus ne fête plus son anniversaire, pour des raisons qu’il connait en revanche très bien. Plutôt que de penser à son propre cas, il s’aventure cependant à proposer quelques façons d’aborder la quarantaine, en profite pour poser des questions. Pas qu’il traite ses amis comme des patients, mais à qui parle-t-on spontanément de ces choses-là, si ce n’est à un psy ou à un ami proche ? « Ah ah, je vois. » Le rire est léger, sincère. Un acquiescement alors que son regard retourne aux dossiers qu’il aimerait aider à clôturer, justement. Plus surprenante, en revanche, la réponse suivante.

« Vraiment ? Qu’est-ce qui te donne cette envie ? » Fuir ou chercher ? C’est ce que racontent les livres de psychologie : qu’on fuit ou qu’on cherche toujours quelque chose lorsqu’on décide de partir s’installer à l’étranger. En admettant que cette supposition soit vraie, qu’en est-il pour Duncan ?  « Je te le souhaite, en la matière une pause n’est jamais malvenue, n’est-ce pas ? » Par-dessus sa tasse de café, un sourire qui se veut complice.