La mariée est belle, dans sa robe d’un blanc immaculé. Andrea aussi est beau. Il a assorti les fleurs de sa boutonnière à celles du bouquet de sa femme. Plus que quelques minutes avant que leur destin ne soit définitivement lié. Est-ce réellement ce qu’il désire ? Au fond, oui. Plus que tout, même : il désire une vie normale, avec la femme, la maison, les enfants et le chien. Il désire tout cela ardemment, enfouissant de toutes ses forces au plus profond de lui-même la petite voix intérieure qui lui hurle d’arrêter le massacre. « Ta gueule, petite voix de merde ». Il ne le dit pas mais il le pense et affiche un sourire radieux tandis que Luisa s’avance, angélique. Il veut tout cela. Il le veut. Il n’a qu’à se lancer à corps perdu dans cette relation pour qu’elle parvienne à effacer tout le reste. C’est du moins ce qu’il croit.

« Une cuillère pour maman… » La petite rit tout en plaquant ses mains contre sa bouche. Andy ne se défait pour autant pas de son sourire : il aime sa fille plus que tout au monde et, même en privation avancée de sommeil, conserve une patience d’ange envers elle. Il continue donc de faire l’avion avec sa cuillère. « Attention, atterrissage prévu dans 3 …. 2 …. » L’enfant ouvre enfin la bouche. « Atterrissage réussi mon capitaine, nous lançons la deuxième offensive ! » Voilà que la cuillère repart dans le pot de compote, reprend sa course tout autour de la tête de Charlotte qui se remet à rire. Dans son dos, Andy sent sa femme faire des aller-retours agacés tout en parlant au téléphone : un problème avec l’assurance, s’il a bien compris… Mais il n’a pas vraiment écouté. S’il est complètement et entièrement investi dans son rôle de père, son rôle de mari lui est moins aisé. Oh, il aide. Il aide avec Charlotte, surtout. Pour le reste… Luisa et lui sont rarement sur la même longueur d’ondes et l’arrivée du bébé n’y a rien arrangé. Il se retient de soupirer, recentre son attention sur Charlotte.  « Une cuillère pour papa… »

Andrea observe les livres étendus devant lui le regard vite, assis à son bureau, tout en berçant Victoria pour qu’elle arrête de pleurer. Dans la pièce d’à côté, sa femme opère la même opération avec Charlotte. Deux enfants, à un intervalle si court, alors qu’il n’a pas encore terminé ses études… Il a beau aimer ses filles plus que tout au monde, le manque de sommeil ajouté à la pression des études de médecine l’amochent pas mal. Il ne dit rien, prend sur lui, continue à bercer l’enfant pour qu’elle arrête de hurler. Petit regard à l’heure affichée sur son ordinateur : il est plus de trois heures du matin et il doit commencer une garde de 24h à six heures. Il soupire. « Shh, shh. Allez. Rendors toi mon bébé » murmure-t-il d’une voix éteinte tout en essayant de faire abstraction des cris pour continuer à apprendre par cœur le manuel de médecine étendu sous ses yeux. Il tourne une page, berce Victoria. Embrasse Victoria, tourne une page. Il tourne une page, caresse la tête de Victoria. Dans la pièce d’à côté, Charlotte semble s’être calmée. Il aimerait bien donner Victoria à sa femme pour pouvoir terminer ce qu’il est en train de faire mais il sait à quel point elle est fatiguée, elle aussi. Et puis, c’est elle qui a porté ces deux magnifiques enfants. Il tourne une page, plonge son nez dans les cheveux de Victoria. Il peut prendre sur lui.

« Ce n’est pas étrange. La plupart des couples peinent à retrouver un rythme régulier de rapports sexuels après la naissance d’un enfant. » Bien qu’allongé dans son lit, fixant le plafond, il parle avec sa voix de médecin en espérant qu’elle suffirait à rassurer Luisa. Luisa qui soupire à ses côtés. « Que la femme ait du mal, je peux le comprendre… Mais toi ? Pourquoi ? Je veux dire… » Elle hésite. Elle ne veut pas froisser Andrea, mais ses problèmes d’érection pèsent de plus en plus sur leur vie de couple. « Et si on allait consulter ? » demande-t-elle avec douceur. Andrea attrape un coussin, se le colle sur le visage. Consulter dans quel but ? Il n’a aucun problème d’érection. Son seul problème, c’est que depuis l’arrivée de Victoria, il n’arrive plus à faire abstraction du fait que Luisa est une femme et que son corps ne l’attire pas. Il est tellement fatigué, usé… Son imagination, qui jusqu’ici lui permettait de faire ce qu’il devait faire tout en se projetant dans un « ailleurs » fantasmé ne fonctionnait plus. Il a parfaitement conscience d’être homosexuel. Il aimerait juste réussir à effacer ce trait de sa personnalité, comme d’autres apprennent à être plus aimables, pour pouvoir enfin aimer sa femme et vivre une vie parfaitement épanouie à ses côtés. « D’accord » finit-il par concéder tout en retirant le coussin de son visage. « C’est une bonne idée ». Non, ce n’est pas une bonne idée. Il aura beau consulter, le médecin en face de lui ne pourra jamais l’aider à devenir hétérosexuel. Peut-être que cela lui laissera au moins du temps pour réussir à s’inventer de nouveaux mensonges qui parviendront à satisfaire Luisa.

Le diplôme, enfin. La possibilité d’exercer librement. C’est avec un immense soulagement que la famille Kershaw rentre à Redwood, ville dans laquelle Andrea possède absolument tout : la femme, les enfants, la belle maison, et même le chien que Charlotte a appelé « Cookie » en raison de son pelage beige tacheté de marron. Il a tout ce dont il a toujours rêvé. C’est un jeune psychiatre dynamique, plein de bonnes intentions, empli de l’envie de bien faire son travail et d’être un père de famille exemplaire. Il se sent heureux. L’ouverture de son cabinet à Burlington est arrosée de champagne. La seule ombre demeure sa relation avec Luisa qui, malgré les apparences, se distend de plus en plus. Si Andy s’investit totalement sur le plan professionnel et sur le plan de la paternité, c’est bien son mariage qui en pâtit. « Est-ce que tu prévois de me toucher dans les six mois à venir ? » De douce, Luisa est devenue amère. Les efforts au cours des dernières années pour sauver leur vie de couple n’ont pas mené à grand-chose. « N’exagère pas… » souffle Andy tout en secouant la tête. « Je dois terminer d’écrire ces rapports ». Les filles sont au lit, c’est donc le boulot qui passe en premier. C’est comme ça. Luisa n’insiste pas, elle proteste encore pour la forme mais au fond elle a abandonné le combat depuis longtemps. Lorsqu’Andrea la rejoindra au lit, ils n’échangeront même pas un baiser de bonne nuit.

« Allez mon cœur ! Vas-y ! » Andrea est là, à côté des autres parents sur le côté du terrain de foot américain. Bien qu’étant un sport dominé par les garçons, Charlotte ne se laisse pas démonter : elle est rapide, se faufile entre les joueurs, court de tout son soûl jusqu’à l’extrémité du terrain adverse. « ALLEZ CHARLOTTE ! » Il crie, Andy. Il est à fond derrière sa fille. Il l’était tout autant lorsque Charlotte a voulu tester la danse, puis la batterie, et que Victoria s’est essayée aux arts martiaux. Peu importe ce que font ses filles : elles sont toujours les meilleures aux yeux de leur père. « Elle a bien du courage, votre fille ». Andy acquiesce sans lâcher Charlotte des yeux. « C’est une vraie guerrière. » Andrea ne connait pas trop le parent qui se tient à côté de lui, sans doute est-ce le père de Karl, il n’y prête pas spécialement attention. Il ne sent pas non plus le regard de l’homme qui reste sur lui à peine trop longtemps pour que ce soit anodin. « Est-ce qu’elle tient cette énergie de son père ? » Cette fois, Andrea reporte son regard sur l’homme qui lui sourit d’un sourire qui ne trompe pas. Il sent sa gorge se nouer en même temps que son cœur faire un bond dans sa poitrine. « Vous êtes le papa de… » L’homme sourit plus largement. « De Karl. Ce n’empêche pas que j’aimerais bien goûter à votre belle énergie, si ça vous dit. » Un clin d’œil. Andrea s’est déjà fait approcher par des hommes, mais jamais d’une manière aussi ouverte. Il déglutit et reporte son regard sur Charlotte, tout enthousiasme l’ayant désormais abandonné. Plusieurs matchs de foot plus tard, Andrea et le père de Karl se retrouveront dans le garage de celui-ci pour « bricoler une tondeuse ».

Des cris, des larmes, de la vaisselle qui vole dans la cuisine. A chaque nouvel adultère, Luisa réagit de la même façon et Andrea attend, silencieux, qu’elle ne se calme. Elle finit toujours par se calmer, de la même façon qu’elle finit toujours par découvrir les liaisons de son mari avec d’autres hommes. Andrea n’est plus capable de mentir et de prendre sur lui : il succombe, régulièrement. Il fréquente les bars gays, les sites de rencontre gays. Il est toujours étonné de constater à quel point les gens qu’il rencontre sont compréhensifs envers sa situation qu’il ne cache pas. Luisa est moins compréhensive. Elle hurle encore. Pourquoi ? Il soupire. Parce que ça a toujours été en lui, enfoui, caché. Ce qu’elle a fait pour mériter ça ? Rien. Elle s’est simplement trompée en choisissant son époux, mais ça… Ce n’était pas de sa faute. Si Andrea avait été plus honnête depuis le début, ils n’en seraient pas là. « Tu vas réveiller les filles » ose-t-il enfin articuler, ce qui n’a pour effet que de faire hurler encore davantage Luisa. Son regard revient à sa femme : elle est en train de faire une véritable crise d’angoisse. Le médecin en lui reprend le dessus, se lève, la maîtrise pour qu’elle arrête de détruire leur cuisine. « Shh… » Lorsqu’elle abandonne enfin la lutte, il la berce un peu. « Est-ce que tu veux quelque chose ? » Façon très pudique de lui demander si elle souhaite qu’Andrea la sédate avec un somnifère. Le visage en larmes, elle finit par acquiescer. La culpabilité écrase le cœur d’Andy, mais à défaut de pouvoir être le mari dont sa femme rêvait, il essaie sincèrement de la soulager. C’est moche et glauque, mais cette scène se répète à l’infini pendant des années et des années. Il ne peut pas quitter Luisa, et Luisa ne peut pas quitter Andrea. Ils pensent tout les deux aux filles et endurent tout les deux pour les filles.

Les filles qui sont désormais grandes et dignes dans leur robes noires, pleurant à côté de la tombe de leur mère. Pas encore majeures mais suffisamment grandes pour comprendre tout ce que Luisa a écrit dans ses lettres d’adieu. Andrea se tient loin. En plus de la honte, c’est la culpabilité qui le détruit : il n’a rien vu venir… Ou trop tard. Il voudrait tout expliquer à Charlotte et Victoria, mais les mots restent bloqués au fond de sa gorge et n’en sortiront plus jamais. Même s'il ne sait pas exactement de quelle façon, il se doute aussi que la Rose Lunaire a joué un rôle dans cet évènement. Il n'en est pas certain, évidemment. Il n'a aucune preuve, mais il a bien senti sa femme glisser... Et il a peur pour ses filles. Peur qu'elles ne se fassent happer elles-aussi. Alors il les éloigne : la famille maternelle prend le relai et les filles partent loin, chez leur tante, pour une durée indéterminée qui s’étendra finalement jusqu’à leur majorité. Du jour au lendemain, Andrea est veuf et sans enfants. Du jour au lendemain, Andrea a perdu tout ce qui comptait à ses yeux. Plus jamais il ne parviendra à s’endormir sans pleurer, plus jamais il ne réussira à exprimer ce qu’il ressent, plus jamais il n’osera adresser la parole à ses filles auxquelles il n'explique même pas les raisons pour lesquelles il choisit de leur faire quitter Redwood. Plus jamais. C’est comme s’il était mort en même temps que Luisa et il sait que tout est de sa faute : il aurait dû être honnête, il aurait dû demander le divorce… A vouloir préserver toutes les apparences, il avait tout détruit.

Les années passent, se ressemblant toutes. Andrea vit avec le poids de sa culpabilité, poids qui l’écrase mais qu’il accepte en considérant qu’il l’a mérité. Les années passent, rien ne semble bouger. Il se contente d’exister et d’attendre que Charlotte et Victoria acceptent de reprendre contact avec lui. Il se rend toutes les semaines sur la tombe de Luisa, sans prononcer une parole. C’est de manière silencieuse qu’il lui demande pardon, encore et encore, et lui répète à quel point il aurait voulu être autrement. Il avait vraiment essayé, pourtant. Vraiment essayé, de toutes ses forces.