Paul Eluard, Le Phoenix.

« Non, non ! Les fleurs ici, s’il vous plaît ! Et ce bouquet-là… il est moins joli que les autres, on va plutôt le mettre là, il sera moins voyant » tel un chef d’orchestre, Grace dirigeait les opérations d’une main de maître. Elle virevoltait au milieu de ceux qui installaient les tables, les décorations, la musique… comme si elle avait fait cela toute sa vie. Sans doute, dans une autre vie, avait-elle dû être organisatrice événementielle mais pour l’heure, c’était de son mariage qu’il s’agissait et il n’était pas question que le moindre grain de sable vienne enrayer le mécanisme parfaitement huilé de la célébration. Pour cette raison, elle avait engagé Lindsay, une femme dont c’était précisément le métier, wedding planer comme on disait dans le jargon, pour la seconder. Lindsay s’était taillée une certaine réputation dans la région, Grace l’avait engagée sur la base d’excellents avis et jusque-là, elle n’avait pas été déçue. Mais Grace n’avait pas le temps de s’interroger, le mariage n’allait pas se répéter tout seul. Tout autour d’eux, c’était un chaos indescriptible. Il restait tant de choses à faire, à monter ! Et si rien n’était prêt à temps ? Et si elle remontait l’allée au milieu des cartons et de tables à moitié montées ? Elle frissonna à cette pensée et ordonna qu’on s’active, juste au cas où. Grace était une boule de stress et d’anxiété, tout en elle le hurlait, mais elle s’efforçait de garder le sourire. De s’adresser à ceux qui les aidaient avec patience et courtoisie, même si elle avait plutôt envie de les secouer comme des pruniers parce qu’ils semblaient incapables de voir que telle couleur n’allait pas avec une autre et qu’il faudrait tout repenser. Pas le temps de râler, la répétition commençait. Simplement pour avoir une idée du timing, de combien de temps durerait chaque partie, d’où les plus proches invités devaient se placer, ce qu’ils devaient faire. Tout le monde n’était pas là, pas encore. Ce n’était pas exactement comme le serait la véritable cérémonie… et pourtant, voilà Grace qui faisait face à Jamie. Exactement comme elle l’avait rêvé. En cette seconde, alors qu’elle se perdait dans son regard, plus rien d’autre n’existait. Le manque de décorations et les fleurs ridicules, les tables encore en kit et les ronds de serviette qui n’étaient pas exactement ceux qu’elle espérait, tout ça, envolés.

Il n’y avait plus qu’eux deux, et le temps s’arrêtait. Jusqu’à ce que Jamie demande à intervertir les places sans lui en expliquer la raison. Elle n’était pas dupe, Grace, elle se doutait que c’était pour elle. D’ici, elle voyait mieux les montagnes, et moins la grange derrière, légèrement noircie par des émanations d’une fumée très vite ventilée, mais qui avait laissé ses stigmates sur le bois. S’il y avait eu un réel incendie, Grace aurait probablement accusé le karma et annulé le mariage dans la foulée – non, bien sûr. Lindsay revint à la charge pour parler des vœux, et naturellement, Grace sentit le désarroi de son fiancé. Elle se mordilla la lèvre pour ne pas laisser échapper un léger rire, tant la situation lui semblait parfaitement normale. Du plus pur Jamie. Elle aurait dû s’en douter. Lindsay paraissait davantage décontenancée et jeta un coup d’œil vers Grace, comme si elle souhaitait jauger sa réaction, car c’était elle-même qui lui avait glissé de rajouter cette petite ligne sur sa liste des choses à ne pas oublier. L’avocate esquissa un sourire et répondit « Ça doit l’être au maximum, oui. C’est pour ça que je me disais que nous n’étions pas obligés de les lire aujourd’hui, pour garder un peu de mystère… de suspens. Mais bien sûr, tout est prêt » dans le regard de la jeune femme, une étincelle. Elle n’y croyait sûrement pas vraiment, mais elle fit tout comme et s’empressa de barrer ce point sur sa liste avant de s’éloigner d’un pas rapide pour aller vérifier la disposition des bougies – très important, les bougies, Grace l’avait toujours dit. En attendant, celle-ci se pencha malicieusement vers Jamie, fière de lui avoir tendu une main secourable et profitant de cette interruption pour souffler un peu, faire une pause afin d’échanger quelques mots avec lui. « Tu n’as pas peur que le stress efface toute spontanéité ? » souffla-t-elle d’un ton qui se voulait léger mais qui, dans le fond, soulevait un réel problème. Devant un parterre d’invités vêtus élégamment, des dizaines et des dizaines de têtes tournées vers eux deux, Jamie ne risquait-il pas de perdre tous ses moyens ? De bafouiller ? Parce que des invités, il y en aurait. Beaucoup. Probablement trop aux yeux de Jamie, et Grace avait fait des efforts pour réduire la liste… jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle en était incapable. Il y avait trop de monde. Elle avait trop de connaissances. A Redwood Hills, à New-York, ailleurs même. Des amis qui venaient de loin. Des cousins qui prenaient l’avion. Et même cette vieille tante acariâtre qui pinçait déjà ses joues quand elle était petite, réputée pour sa passion déraisonnée pour le gin. La pression parentale avait poussé Grace à rajouter son nom sur la liste, en espérant qu’elle finisse saoule avant le dessert pour terminer la soirée à dormir dans l’un des fauteuils prévus pour l’occasion. Tandis qu’autour d’eux, on continuait de s’activer, d’échanger quelques mots, elle reprit « Tu es très beau, ce costume te va à merveille » Grace ne portait pas sa robe de mariée, pas ce jour-là. A l’instar des vœux, ça aussi, c’était une surprise.