ANECDOTE 1 ★ Élevé par sa mère, sa tante et sa grand-mère sous le même toit, Saul n’a jamais manqué d’amour, surtout envers les femmes. Petit, il aurait bien aimé avoir une sœur ; c'était tout ce qui existait autour de lui : des filles. Un jour, est apparu un autre gamin du même âge dans l’immeuble, un étage en dessous. La rencontre s’est faite sur les marches d’escalier. Il aura un frère.
ANECDOTE 2 ★ Le bitume de Chicago, son père l’a foulé avant lui, printemps 85. De lui, il n’a rien su pendant longtemps. Faut dire qu’il avait eu la bonne idée d’être en taule quand il est venu au monde. Persona non grata. Seul contre trois femmes, Saul n’a jamais fait le poids. Son père n’avait jamais existé. Il y a des bruits dans le quartier, et ses yeux clairs ; il a ses yeux. Le gamin grandit, les noms circulent, la réputation se fait, l'héritage se prend. Sa mère pleure.
ANECDOTE 3 ★ La vieille presse locale titre :
crash de l’ange dilettant. Le champion a droit à un peu d’honneur malgré ses félonies. Le dernier tour de piste.
fuite qui tourne mal, la moto a continué sa course sur plusieurs mètres, seule. Elle est en première page, il pose fièrement à côté d’elle, duo mortel.
If you ride like lightning, you’re gonna crash like thunder.¹ C’est vrai qu’il a ses yeux.
ANECDOTE 4 ★ Danny et Saul, Saul et Danny. Comme des frères,
inséparables. Les repas l’un chez l’autre sont une habitude, chez les Coelho la table est toujours assez grande. Quand l’un manque à l'appel, personne ne s’inquiète, personne ne demande plus, il est chez l’autre. Ça devient la parfaite couverture :
Je dors chez Danny. Je dors chez Saul. Les gamins se font la malle, la nuit leur appartient. Ils vont à la conquête du monde. Ce monde est sale, dangereux. De plus en plus de nuits où les mères ne dorment pas.
ANECDOTE 5 ★ Un jour sur les marches où se tenait Danny se tient une fille. Le destin l’a mise là, comme pour tester leur amitié, de grosses larmes sur les joues. Merde, comment on fait avec les filles ? Celles qui ne sont pas leur mère, pas des sœurs, celles qui pleurent ? Saul va chercher Danny ; elle n’aura d’yeux que pour lui.
ANECDOTE 6 ★ Chez les Coelho, la table s’allonge encore. Quand le père tambourine à la porte, les femmes font barrage.
Elle reste. Ça perturbe l’ordre établi, Saul et Danny ; Saul, Danny et Maxie. C’est presque comme une sœur et ça fait mal, ça s'affole, au fond du cœur.
Les enfants s'aiment comme des amants, nous ignorons leurs petits drames dans le courant de notre vie d'adulte. -Jack Kerouac,
Maggie Cassidy. Saul est le gardien de ses secrets, la nuit sous la lampe. Peut-être qu’elle pourrait rester pour toujours et peut-être que, dans ce toujours, elle le verrait autrement qu’un frère, un confident. À son réveil un matin, elle est déjà partie. On a sonné à la porte et cette fois la force des femmes n’a pas suffi. Maxie est emmenée, vers où personne ne le sait. Saul n’a jamais su ce qu’elle était devenue.
ANECDOTE 7 ★ On aurait dû s’enfuir. C'est tout ce qu’il en a dit, une seule fois, Danny et lui assis sur le toit de l’immeuble. En bas, les bouteilles de bière vides s'écrasent. Ce soir, les rois du monde sont en deuil.
On aurait dû s’enfuir, comme la solution à tout -bidon, ils ne l’auraient jamais fait, jamais abandonné leurs pauvres mères, Saul le dit à la nuit. Il n’a plus jamais parlé d’elle.
No-one can bear undeclared grief.² ANECDOTE 8 ★ Il a gardé la photo de l’article, c’est tout ce qu’il a. Avec ses cheveux peroxydés, sa peau et ses yeux clairs, on dirait un fantôme. Il a hanté son enfance. Figure de roi sur sa moto, il l’imaginait semer la mort et la destruction dans tout le pays. Les courses, les casses, il n’était pas là pour lui raconter. Peut-être qu’il l’a rêvé plus grand, plus dur qu’il ne l’a réellement été. Saul apprend la vérité via les unes, l’histoire s'écrit du point de vue des gagnants. Il en voudra aux flics.
ANECDOTE 9 ★ Saul a fixé l’image à s'en abimer les rétines, puis d’autres, toutes celles qu’il a pu trouver. Il a l’air calme. Il a l’air tendre. Fondu,
effacé dans tous ses tatouages, paradoxalement on ne voit que lui. Saul n’y a pas prêté attention immédiatement. Le gars en est pourtant recouvert, ses bras une bande dessinée. Il tente d’y lire son histoire, son père se cache là quelque part et c’est lui qu’il trouve, petit
S à peine formé, entremêlé au prénom de sa mère. Le printemps 85 avait dû s'éterniser. Il sait pourquoi elle pleure.
ANECDOTE 10 ★ C’est le début des petits trafics, ça deal un peu, vole et revend. Tombé du camion. De l’argent facile, il se paye ses premiers tatouages, sans l’autorisation parentale et sa première bécane, passée par trente-six mains avant les siennes. Elle a fini carbonisée sous un pont, après le coup de trop. Ils sont jeunes et imprudents. Ils sont immortels. Trop gourmands. Comme des gosses qui se sont laissé distraire, ils se sont trop éloignés de chez eux et ont atterri dans le jardin du voisin, marché sur les plates-bandes de plus grands, plus forts qu’eux. La police s’en mêle. Les mères tombent des nues. C’est Saul qui a versé l’essence, allumé la mèche.
Effacer les traces. Il l'a regardé brûler jusqu’au bout. Drôle, l’influence qu’ont les absents.
Tu finiras comme lui. ANECDOTE 11 ★ 13 Août 86. Il se demande ce qu'il s’est passé, la nuit du 13. Il se demande si c’est sa faute. Cinq mois tout pile, Saul. Est-il repassé
par la maison pour le voir, pour l’étreindre, a-t-il compromis sa fuite, stoppé sa course folle pour cette date symbolique ? Serrer son fils dans ses bras. Est-ce que c’est ça qui l’a tué, son amour pour son fils ? La culpabilité, dans la dernière étreinte, celle du désespoir. Il se demande à quel point elle l’a déchiré, quand il a entendu les sirènes, quand il a compris,
c’est fini. C’était du suicide. Il aurait voulu savoir, lui demander : savais-tu, que tu sonnais ta fin ? Savais-tu, que ce serait la dernière ? Et il se demande, lui, à quel point ses bras ont marqué sa chair. Un bébé qui pleurait beaucoup, c’est tout ce qu’il sait Saul, tout ce qu’on lui a dit de lui.
ANECDOTE 12 ★ Danny devient majeur avant lui, fait ce que tout le monde devrait faire à dix-huit ans : se barrer. Saul reste.
Le solitaire dans la cité n’a plus personne à qui parler -oh, le solitaire.³ Les compagnons d’infortune ne sont que ça, une bande, des gens avec qui traîner, s’enfoncer. Saul n’a plus de boussole et il perd pied. Sa mère n’a jamais compris ; toutes les mères désespèrent que leur enfant ne se fasse pas plus d’amis, sans doute. Il n’a pas besoin d’amis Saul, il a déjà Danny. Mais il y a pire que ne pas avoir un seul ami sur terre : en avoir de mauvais.
ANECDOTE 13 ★ Il faut qu’il foute le camp lui aussi, avant de se faire serrer. Peut-être qu’il retrouvera le Roi des poètes, quelque part dans le monde. Il n’y a pas eu d’adieux. Pas de grand départ. Sa mère l’a appris dans une lettre, Saul y avait joint la photo de l’article.
Je ne t’en veux pas, je comprends. Besoin de s’extraire, d’aller voir du côté vert, du côté
bon, ce vrai sang qui coule dans ses veines.
Qui es-tu, Saul ? Qui es-tu, quand tu es seul ? Ils se reverront au pays.
ANECDOTE 14 ★ Roi en exil, au Brésil il n’est personne.
Aucune limite et tout un monde à découvrir. Il se le doit. Saul s’intéresse à tout, apprend sur le tas, la dureté du travail aussi.
Se salir les mains au sens noble du terme. Ça lui plaît. L’argent qu’il gagne part dans les bars le soir. Il sociabilise, les touristes, les locaux, d’autres va nulle part comme lui, ensemble ils fêtent rien d'autre que la vie. Le roi festoie puis s’isole, dort sur la plage où dans sa bagnole, ira bosser quelques semaines dans un ranch ou une ferme du coin quand la coupe sociale sera pleine, là il n’adressera la parole à personne avant la nuit tombée. Cette habitude, il la reproduit à Redwood, le besoin de s’isoler quelques jours après un job, reclus dans sa forêt.
ANECDOTE 15 ★ Il a parcouru toute l’Amérique Latine, bagnole (parfois) et sac à dos. Le prince des rues vit torse et pieds nus, va où le vent le porte, saute de petits jobs en petits jobs quand il y en a, sans quoi le crève la faim se la coule douce quelques temps, joue de la gratte dans les rues, dort à la belle étoile, seul ou avec d’autres musiciens ; un l’hébergera peut-être ou il finira chez un inconnu rencontré dans un bar quelques heures plus tôt, une fille parfois.
ANECDOTE 16 ★ Les graffitis d’adolescent rebelle d’hier sont les peintures d’aujourd’hui. Les façades, les couleurs, ça l’inspire, le transforme. Saul se trouve un style, investit les murs de São Paulo. Ça devient une habitude, une signature qu’il laisse avant de quitter un lieu. Il signe Luan, ce nom-là seul sa famille le connait. Il aime l’idée que son frère puisse le reconnaître par hasard dans (il imagine) sa folle cavale.
ANECDOTE 17 ★ Son corps se recouvre plus vite que les façades de la ville, il le façonne à l’image de son pays d’origine, multiculturel, aux imageries variées, coloré. Sur sa peau, les figures de madone et de christ et d’autres symboles de protection côtoient les serpents, les serres affûtées d’un aigle et les guerrières tout droit sorties de bd érotiques. Il y a ce 13 sur les adducteurs sous les auriculaires, un chiffre à chaque main, qu’il s’entête à refaire quand il s’estompe ; sa réponse au S minuscule, gigantesque, qui avait fendu son cœur. Il y a la liberté, FREEDOM en lettres capitales sur l’épaule droite, devise imprégnée dans sa chair. Le tout premier. Son bras gauche est la seule partie de son corps encore vierge, immaculée ; Saul a tout le temps.
ANECDOTE 18 ★ En 2016 sa mère lui donne des nouvelles de Danny, Saul prend le premier avion. La légende dira qu’ils ne se sont jamais quittés, c’est faux, mais ils ne s’en sont jamais voulu. Dans la petite ville du Vermont, ils se retrouvent, se racontent. Ils ont de nouveaux seize ans, ils en ont soixante, mille vies se rattrapent en une nuit et putain, Danny est amoureux ! Saul est heureux. Un an passe, il pourrait devenir sédentaire sur le canapé de son vieux pote, se penser enfin tranquilles, mais il faut déjà repartir, filer
comme des voleurs. Pas le temps de se reposer, à peine celui d'y croire.
ANECDOTE 19 ★ Retour à Chicago. La terre est mauvaise et l’humeur aussi. Pas voulu repartir au bout du monde Saul, pas voulu le quitter. Ça devient épuisant de fuir, il se demande si un jour il pourra arrêter de regarder par-dessus son épaule, si Danny sera toujours en danger. Alors il est là. Qu’on vienne le trouver. Les mois passent, il ne reconnaît plus personne, sa mère, sa tante et sa grand-mère sont rentrées au pays ;
qu’est-ce que tu risques ? Ça s’est tassé, tout ça, l’eau a coulé sous les ponts, et puis un soir dans un bar il le reconnaît. C’est le sale connard qui les avait menacés, juste là dehors qui malmène une fille par le bras. Tout ce qu’il a pensé c’est
c’est ta faute si Danny est parti. Son poing s’écrasait déjà sur sa figure qui s’étalait sur le bitume. Il ne s’est même pas vu se lever, Saul, n’aura pas touché sa bière.
ANECDOTE 20 ★ Elle n’a pas crié. Elle n’a pas fui. Il a senti ses mains sur son bras, l’a vu lever les siens quand les sirènes l’ont aveuglé.
Alleged assault in the second degree. Il ne sait pas si le gars a eu le temps de le remettre, mais eux bien sûr ils l’ont reconnu. Il a pris cinq ans. Pas de quoi payer un avocat. Pas de caution. La misère est toujours la peine la plus lourde
in the land of the imprisoned. Et peut-être que ce n’était pas la meilleure idée d’avouer que, ouais, il aurait pu le tuer, si elle ne l’avait pas arrêté. Il ne fait pas bon être pauvre et honnête dans ce pays. Il n’allait pas pleurer Saul, mais il n’était pas fier et, pour la première fois de sa vie, il a eu peur.
ANECDOTE 21 ★ Les fers aux mains, il réalise, jamais il ne sera plus proche de son père. Le choc est plus grand encore quand il se retrouve dans sa cellule. Tout ce qu’il ressent, il l'a ressenti avant lui. Lui aussi, il a eu peur. La nuit il se demande ce qu’il penserait, serait-il triste ou bien indulgent, ne va pas s’imaginer qu’il serait fier. Il a tout le temps de penser la nuit. Personne ne dort. Tout le monde crie. Toutes les nuits les cris résonnent, échos lointains, permanents. C’est pire quand il ferme les yeux. Il n’a jamais pu s’y faire, ne plus les entendre. Il aurait dû davantage apprécier le silence quand il était libre. Il le sera dans sa tête, comme quand Danny et lui se tenaient sur le toit du monde, en haut de leur immeuble : il suffit d’y croire.
ANECDOTE 22 ★ Ça fait plusieurs mois qu’il est enfermé quand il a de la visite. Il a sa routine ; prison de sécurité moyenne, il travaille en atelier, bosse pour obtenir son diplôme de mécano -ça réduira sa peine, surtout, à défaut de pouvoir faire taire les voix des autres détenus, ça fait taire celles qu'il a dans la tête.
Je t’avais dit de pas venir. La phrase est toute prête -qui ça pourrait être d’autre ? Il lui a dit dans son coup de fil, c’est le premier qu’il a passé :
Ne dis rien à ma mère, elle ne doit jamais savoir. Ne viens pas. Saul aurait honte. Comme pour la peur, il comprend, c’est ce que son père avait dû dire à sa mère.
Ne lui dis pas, jamais. Ne lui dis pas qui je suis. ANECDOTE 23 ★ Ce n'est pas Danny au parloir. C'est
elle. Elle avait déjà plaidé sa cause devant le juge, Saul pensait ne jamais la revoir. Il voit ce qu’elle a dans les yeux quand elle le regarde, quelque chose d’héroïque, quelque chose de redevable, quelque chose qu’il devrait éteindre. Elle propose de l’aider et il refuse. Elle revient quand même, Saul la laisse faire. Il se sent moins seul, plus beau quand elle est là. Il devrait lui dire
Je ne l’ai pas fait pour toi. Je ne suis pas cet homme-là. Il ne dit rien. Son passé, elle l’apprendra tôt ou tard, alors elle ne viendra plus. Mais elle revient, toujours elle revient, jusqu’au bout elle est là. C’est elle qu’il trouve à sa sortie.
ANECDOTE 24 ★ Tout le temps de son incarcération, Saul envoie des lettres à Danny, de courtes missives, comme s’il était pressé ; parfois il l’assaille de questions. Ça ne lui ressemble pas. Il faut tromper l’ennui, l’espoir aussi. Beaucoup portent sur Louise, Saul se raccroche à cette romance par procuration, c’est pire depuis que
sa Louise vient le voir. Un jour il lui écrit :
Tu crois que ça pourrait être ma Louise ? Il connaît déjà la réponse.
ANECDOTE 25 ★ À force de non-dits et de mensonges, ils ont fini par ne plus rien se dire du tout.
Dans le silence tout se tait, même l’espoir. Ça n’aura duré qu’un printemps. Déjà l’hiver s’en vient, bientôt 2023 finira et Saul est une fois de plus totalement, irrévocablement, libre. Ce n’était pas sa Louise ; pas grave, un jour il trouvera la sienne et ils seront heureux, c’est comme ça que ça marche il parait.
ANECDOTE 26 ★ Il ne savait pas où aller ailleurs que Redwood Hills, vers qui d’autre se tourner que Danny ? Il a retrouvé son canapé, s’y est retapé l’hiver avant de retaper sa propre cabane. Saul découvre la vie de sédentaire, pour de vrai cette fois. Sur sa terrasse, aussi large que la baraque elle-même, les arbres ont remplacé les barreaux. Souvent il y dort, ne supportant plus la vue des plafonds. Besoin de voir le ciel,
libre. The Place Beyond the Pines.¹
SAS : Rogue Heroes.²
Le Solitaire, Les Porte-mentaux.³