A la paroisse, il y avait toujours quelque chose à faire, même en cette saison où les jours raccourcissaient et où le ciel noircissait dangereusement. Mais quelques moments d’accalmie existaient, comme ce jour-là où les rayons d’un soleil inondaient le jardin qui jouxtait l’église. Grace profitait de ne pas travailler cet après-midi là pour apporter une aide bienheureuse à Asael, même si c’était une aide partielle, elle y tenait. S’occuper l’esprit et les mains lui tenait particulièrement à cœur, surtout maintenant que ses enfants semblaient avoir moins besoin d’elle – Lucy était rentrée à l’école et naturellement, elle aurait toujours besoin de sa mère, mais Grace ne pouvait s’empêcher de se sentir un peu plus inutile. Dans le fond, elle n’en était pas mécontente ; elle pouvait souffler, se réinventer autrement, reporter son attention et ses efforts sur son travail qui importaient, tant du côté de la mairie que du côté du cabinet d’avocats dans lequel elle travaillait toujours, enchaînant les heures supplémentaires jusque tard, parfois. Alors qu’elle savait qu’on l’attendait là-bas, à la maison – cruel paradoxe de regretter de ne pas avoir assez de temps pour sa famille, et d’apprécier passer ce même temps à son travail. Rien d’extraordinaire à l’église, pour cette fois-ci ; elle comptait faire un peu de rangement et un peu de ménage et s’activa pendant une heure avant de décider de s’octroyer une pause. Les lieux étaient silencieux, elle ignorait où se trouvait Asael mais de toute évidence, il n’était pas là. Elle n’avait croisé personne d’autre mais à cette heure, rien de très étonnant. Elle avait l’habitude d’aller et venir ici, de faire sa vie sans rendre de compte à personne. Après tout, elle œuvrait pour la paroisse depuis de longues années maintenant, c’était devenu comme une seconde (ou une troisième, ou une quatrième) maison pour elle.

En sortant dans l’air frais automnal, elle prit une profonde inspiration et sourit. Si le soleil s’était un peu voilé derrière les nuages, il faisait encore suffisamment bon pour passer du temps dehors. Elle avança sur le chemin couvert de feuilles mortes qui produisirent un craquement agréable sous son pied. Grace adorait l’automne, c’était sa saison préférée après le printemps et la renaissance du monde. Les couleurs chaudes, l’été indien, la perspective de se pelotonner sur le canapé avec une tasse de thé et un bon livre – un doux rêve qui ne se produisait pas assez souvent à son goût, par manque de temps toujours. En tournant la tête, elle aperçut une frêle silhouette qu’elle avait déjà croisée à une ou deux reprises, assise sur un banc à l’ombre d’un arbre qui n’avait pas encore tout à fait perdu ses feuilles. Elle plissa les yeux. La jeune protégée d’Asael, nouvellement arrivée à la paroisse. « Bonjour ! » lança-t-elle d’un ton enjoué. Elle n’avait jamais pu lui adresser la parole, elle espérait que la jeune femme était assez sociable, puisque Grace l’était. Elle devait avoir l’âge de sa fille aînée, à peu de choses près. « Almina, je crois ? » ce prénom l’avait marqué, probablement car elle ne l’avait encore jamais entendu. Elle la dévisagea avec une certaine admiration teintée de curiosité. Mille et une questions l’assaillaient, maintenant que Grace la voyait de plus près, mais elle les garda pour elle. Inutile d’assommer cette pauvre Almina. « Je suis Grace Fordham, Asael avait fait les présentations l’autre jour, si tu te souviens… » mais le visage de Grace s’était peut-être perdu parmi l’infinité d’autres visages qu’Asael avait présenté à la jeune femme, si bien qu’elle ne serait pas vexée si elle ne se rappelait pas. Ou juste un peu.    

Almina intriguait Grace. Beaucoup. Naturellement, l’avocate ne comptait pas l’assommer de questions, simplement faire plus ample connaissance si la jeune femme en avait le temps (et l’envie). Tout à coup, Grace douta que ce soit une réelle bonne idée, devant la gêne provoquée par son intervention allègre. Almina balbutia un bonjour et se redressa trop vite pour que ce soit vraiment naturel, mais Grace lui sourit d’un air bienveillant. Elle essaya de rendre ce sourire bienveillant, du moins. « Je ne te dérange pas, au moins… ? Tu semblais occupée » occupée à prier, de toute évidence, ce qui n’avait rien d’étonnant quand on voyait le lieu dans lequel elles se trouvaient. Grace priait aussi, naturellement. Beaucoup. Mais de voir une jeune femme aussi pieuse le faire, elle trouvait cela beaucoup moins courant – à l’église, bien sûr, il y avait des fidèles de tout âge. Des familles entières venaient. Mais l’avocate ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle avec ses propres enfants et elle imagina Elijah en train de prier, lui aussi. Cette image lui arracha un rire silencieux. Le jour où une telle chose arriverait, elle lui lancerait sans aucun doute mon chéri, tu es malade ?! Sortant de ses pensées, elle reposa les yeux sur la jeune femme qui se tenait bien droite. La question acheva de la déconcerter. « M’être utile ? » répéta-t-elle du bout des lèvres, songeuse. Voilà une question qu’on ne lui posait pas souvent, sauf quand elle s’engouffrait dans une boutique avec l’air de celle qui n’avait rien à faire là et qui avait besoin d’aide. Ou pas, d’ailleurs, certaines vendeuses faisant preuve d’un inébranlable excès de zèle.

Mais là n’était pas le propos et, remise de cette question, Grace secoua la tête en se fendant d’un nouveau sourire. « Non, non, je n’ai besoin de rien. Merci de demander. Je suis simplement une grande amie d’Asael et quand il m’a parlé de ton arrivée, j’ai trouvé que c’était une excellente chose… il m’a dit beaucoup de bien de toi » enfin, elle ne se souvenait pas exactement des paroles du vieil homme, mais c’était assurément un discours très positif. « En te voyant dans le jardin, j’ai pensé que ce serait une bonne occasion pour faire enfin connaissance… si tu le veux, bien sûr » il ne manquerait plus qu’Almina réponde par une moue désapprobatrice, s’excuse et file à travers les allées pour se réfugier dans l’église. Mais elle ne commettrait certainement pas un tel impair, à voir sa première réaction face à Grace. « Tu te plais à Redwood Hills ? » la question la plus facile, basique. Elle ignorait tout d’Almina, si elle connaissait déjà le Vermont, si sa présence était un hasard ou non, si elle avait choisi Redwood Hills pour une raison particulière (mais laquelle ? Un membre de sa famille ? La Rose Lunaire ?). Elle attendit sans se départir de son sourire, essayant de mettre son interlocutrice à l’aise.