Je suis un petit gars de l'Alberta sans histoire. J'ai grandi dans la nature canadienne, entouré de mes parents et de mes frères et sœurs, rien de grandiose à signaler. Petite ville tranquille, petite vie tranquille. J'étais un enfant plutôt calme et sage ; la seule chose sur laquelle je contrariais mes parents était la religion. Toujours à poser trop de questions, ou plutôt, remettre en question.

Comme tous les petits enfants de bonne famille, j'ai été chez les scouts. Ça m'aurait beaucoup plu, la nature, le bricolage, les découvertes, tout ça... si tout ne tournait pas, encore une fois, vers la religion. On a fini par dire à mes parents de me trouver d'autres camps de vacances plus adaptés à mes aspirations.

Après avoir terminé mes études secondaires sans embûche, je suis admis à l'université d'Ottawa, où je continue brillamment des études de physique. Comme Mendeleïev, j'étais dans mon élément. Alors ça na étonné personne quand je ne me suis pour ainsi dire jamais arrêté. Bachelor, master, doctorat... J'ai tout fait. Et après ? Et bien comme je disais, j'ai continué. La recherche, professeur, tout ce qui faut. Pour ça, je n'ai pas fait que Ottawa. Toronto, Vancouver, Montreal. Pour ce dernier, j'avais un vilain défaut : je ne parlais pas français. Mais ma femme étant québécoise, j'ai accepté le poste avec en prime l'effort de devenir plus ou moins francophone, ne serait-ce que pour comprendre les moqueries de la part de certains étudiants qui me croyaient toujours incorrigiblement et uniquement anglophone.

J'avais une vie parfaite : la meilleure femme du monde et de tout l'univers, nos deux beaux enfants, un job de rêve... C'était trop beau pour durer, hein ? Évidemment. L'annonce de son cancer, d'abord. On luttera, c'est pas grave. La médecine fait des progrés. On l'a découvert à un stade précoce, tout ira bien...

Entre deux chimiothérapies, je m'occupais des enfants, de mes étudiants... on se débrouillait. Est-ce que je n'étais plus tout à fait moi-même, dans cette période ? Peut-être. Toujours est-il qu'il y avait cette étudiante. Plus timide, sans doute aussi plus mature que les autres. Et surtout... plus jolie, je ne pouvais pas le nier. La cible parfaite pour une certaine catégorie d'étudiants se croyant supérieurs aux autres, de par leur statut, ou celui de leur père, et leur argent, ou toujours celui de leur père. Je n'ai jamais rigolé avec le harcèlement, et cette fois, c'était de trop. Les notes de la jeunes filles chutaient, alors qu'elle avait tout pour elle. J'avais fait tout ce que je pouvais. Convoqué les élèves, remonté à la hiérarchie, mis les parents au courant malgré le fait qu'on parle ici de jeunes adultes. C'est le revers de la médaille des universités privées. On est mieux payés, mais on dépend plus (même trop) des parents d'élèves fortunés. Par conséquent, rien n'a y fait alors... j'ai pris les choses en main. Fight them back.

C'était plutôt fun, au début. Les suivre partout, envoyer des réflexions plus ou moins graveleuses, m'asseoir en face d'eux pendant le déjeuner et les fixer du regard avec un petit sourire creepy au coin des lèvres... Malheureusement, faut croire que le harcèlement, c'est mauvais pour eux que quand ils en sont la cible, et non les auteurs. À mon tour de me faire convoquer par ma hiérarchie.

Je n'étais sans doute pas dans les bonnes dispositions. Je me suis mis en colère, j'ai dit des mots au Dean que je n'aurais pas dû, même si j'avais raison dans le fond. Toujours est-il qu'être un fils de (ajoutez donc ce que vous voulez après ça) permet beaucoup de choses. Beaucoup trop. On m'a menacé de représailles alors qu'eux n'avaient strictement rien eu. Résultat ? J'ai claqué la porte, démissionné. Un coup de tête amèrement regretté plus tard, mais tant pis, le mal était fait.

J'ai profité de ce nouveau temps libre pour soutenir ma femme et nos enfants autant qu'il m'était possible de le faire. Des collègues m'appelaient, me demandaient de revenir, que ma place était toujours libre. Qu'importe.

Elle est partie. Le cancer n'a pas survécu, non pas grâce aux traitements, mais parce qu'elle-même n'y a pas survécu. Parasite jusqu'au bout, tuer son hôte quitte à mourir soi-même.

Après le deuil, tourner en rond dans la maison en attendant le retour de l'école des enfants, j'ai tenté des petits boulots, à droite à gauche. Trop fier pour revenir sur les bancs de l'université qui avaient pourtant été toute ma vie. Trop perdu pour accepter la vérité, aussi. Je voulais partir. Vendre la maison, tout foutre en l'air, recommencer une nouvelle vie avec les enfants, loin des souvenirs envahissants. Pas pour l'oublier, non. Juste pour nous laisser vivre, même sans elle.

À force de persuasion de la part d'un collègue situé de l'autre côté de la frontière, pas si loin mais dans un autre monde, j'ai fini par céder. Après tout, pourquoi pas ? Burlington, c'est pas non plus Cambridge, mais c'est un bon début pour se remettre en selle. Et puis ce n'est qu'un mi-temps.

C'est comme ça qu'à l'été 2023, on fait nos valises et on vide la partie physique de nos souvenirs pour partir à seulement quelques heures de notre dernier chez nous. On décide de s'installer à Redwood Hill, plus tranquille, plus au milieu de la nature, comme on aime. Et puis, un poste de prof de physique est disponible aussi. Ça fera deux mi-temps, et mathématiquement parlant, c'est donc un plein temps. De quoi continuer de vivre paisiblement entouré des deux merveilles de l'univers. Des quatre, si on ajoute les chats, on allait pas les laisser seuls au Canada !