L’année 1985, beaucoup de gens sont partis de Redwood Hills après le suicide collectif de la Rose Lunaire. Alonso, lui, est arrivé juste après, il avait neuf ans à l’époque. Le suicide de la Rose a emporté le grand-père d'Alonso et sa tante. Alors, le père de Alonso tient à ce que la famille se rapproche de sa mère veuve. Lorsque rien ne va, la famille se doit être soudée. La grand-mère de Alonso a toujours adoré son petit-fils et les relations ont toujours été excellentes avec elle-même s’il elle ne le comprend pas toujours.

La mère de Alonso, Catalina, est espagnole, ses parents d’ailleurs sont toujours restés là-bas, Al ira les voir parfois pendant les grandes vacances. Sa mère est venue pour faire ses études de langue à Cleveland et y a rencontré le père de ses enfants, Johnny, qui était libraire. Elle a donné des prénoms latins ou espagnols, estimant qu’il ne fallait pas oublier ses origines, d’autant que leur nom de famille sonne particulièrement américain, d’ailleurs, elle s’exprime toujours en espagnol auprès de ses enfants qui sont tous bilingues. Alonso est le fils ainé d’une famille de quatre enfants, composé de Pablo, Lucia et Amalia. Aujourd’hui, Pablo est ingénieur en énergie à Boston, Lucia est médecin, elle vit à Montréal avec son mari et Amalia est chocolatière, elle est la seule à être toujours restée du côté de Burlington.

Les parents de Alonso ont toujours été particulièrement exigeants avec leurs enfants, ils ont particulièrement mis la pression sur leur ainé, estimant qu’il était de son devoir de protéger les plus jeunes et de montrer l’exemple. Ainsi, il a toujours été plus fortement puni que son frère et ses sœurs lorsqu’il ramenait des résultats que ses parents jugeaient décevant. Le choix de l'option théâtre a été présenté à ses parents un moyen d'augmenter ses notes pour Alonso, mais ce fut aussi un moyen d’expression orale et physique il avait toujours eu envie d'expérimenter. Lui, le timide, introverti, se sentait quelqu'un d'autre lorsqu'il laisser parler les personnages à travers lui. Ses années de lycée ont été les années les plus décisives et les plus belles années de sa vie.

Alonso s’est interrogé très tôt sur la question de son orientation sexuelle, il en parlait souvent avec sa grand-mère qui avait un avis assez ouvert mais également très arrêté sur le sujet, évitant le sujet avec ses parents chrétiens très croyants. Sa grand-mère lui a dit un jour « Si t’as un doute mais que tu aimes les filles aussi, reste avec les filles et puis c’est tout. » Alonso est ressorti de la discussion encore plus perdu qu'il n'y était rentré.

Il y avait Jeffrey au théâtre, il était tout ce que Alonso n'était pas et c'est rapidement devenu son meilleur ami. Lorsque Jeffrey se grimait, Alonso se chargeait lui trouver une tenue adaptée, allant parfois même à demander à sa grand-mère de lui coudre des brillants et des sequins sur des robes du théâtre "pour une pièce". Il le trouvait beau, grimé ou non, il avait cette énergie qui l'électrisait mais il ne pouvait pas lui dire. C'était un jeu pour lui, non ? Alonso a eu des petites histoires avec des filles au lycée mais ce n'est jamais aussi bien que le temps qu'il passe avec Jeff.

Lorsque Alonso arrive à New York, il emménage avec son ami et, au plus grand bonheur d'Alonso, la coloc se transforme rapidement en relation. Avec le soutien ardent de son petit ami, Jeff commence à faire des spectacles, Al est là pour l'encourager, particulièrement au début, il l'aide à choisir ses costumes, s'amuse à le maquiller parfois. Mais au fil du temps, Jeff le laisse de plus en plus souvent et le sentiment de solitude commence à gagner Alonso, il l’aime bien sûr, mais Jeff passe ses nuits au cabaret avec d’autres garçons et lui, il commence à se sentir de plus en plus seul. Un soir, il propose à une amie de la raccompagner après les cours, encore un soir où il sait que Jeff ne rentrera pas ou alors complètement saoul, alors avec elle franchi le pas de l'infidélité. Lorsque Jeff est à la maison, Alonso est tout à lui, lorsqu’il l’abandonne pour ses tournées et ses shows, Al prend son téléphone et appelle ses "amis". Il finit par apprendre que Jeff fait la même chose de son côté, il est blessé, mais ne peut pas lui en vouloir totalement, alors leur histoire perdure.

Cette vie lui convient un temps mais il commence à voir ses amis se marier, commencer à avoir des enfants, il a envie de construire quelque chose avec l’homme qu’il aime, pas juste une relation de coup de vent, pas cette impression constante d'être la femme qui attend le retour de son marin parti en mer. Un jour, après des mois de questionnement, il ose en parler à Jeff : ce désir d’être papa, de construire un foyer, d’être une famille, de partager ses valeurs… Jeff refuse tout net, brisant les espoirs d’Alonso. Ce fut la décision la plus compliquée de sa vie, mais Alonso réalise que pour réaliser ses rêves, il doit quitter Jeff. Il profite d’une proposition de mission humanitaire pour annoncer son départ, froidement, sans rancœur, sans rancune... Un adieu tout simplement.

Alonso est parti, il a le cœur brisé mais il garde la face, son orgueil, c’est tout ce qui lui reste. Il a son diplôme de pharmacien, une petite expérience dans des sociétés de pharmacie, alors il voyage, il découvre, fait de l'humanitaire en Afrique notamment, il revient à New York deux ans plus tard et envoie à des éditeurs un livre exutoire, un hommage, sur ses années avec Jeff qu’il publie sous le pseudo de « Javier », préférant garder l'anonymat. Jeff avait toujours refusé qu’il publie un roman graphique en s’inspirant de leur histoire alors il transforme les noms, les lieux et les visages. Ce livre, c'est comme une thérapie pour Alonso, il y raconte ses difficultés et ses joies de vivre avec un homme drag-queen, les moments drôle aussi car il y en a eu beaucoup. Un jour un éditeur l’appelle, le livre, nommé "La constellation d’Orion" est publié. C’est un petit succès commercial, notamment dans le milieu gay, trans et lesbien. Alonso refuse d'assurer la promotion du livre et malgré le succès du roman graphique, il refuse que son vrai nom soit associée au roman.

Quelques mois plus tard, grâce à une amie du travail, il rencontre Sonia, qui deviendra sa femme. Avec elle, il redécouvre timidement l’amour. Pas le même amour qu’avec Jeff, un amour plus calme, moins douloureux. Ils se marient et se jurent fidélité pour toujours. De leur union naît deux fils, Juan et Miguel. La vie d’Alonso change avec l’arrivée des deux petits, alors plus question de voyager, il vit pour eux et pour sa femme, pour elle, il augmente ses heures de boulot. Il travaille successivement en santé publique, puis comme consultant pharmacien pour l’armée américaine, puis dans une entreprise pharmaceutique au service R&D, puis devient chef d’équipe, il passe même des examens pour pouvoir enseigner, même si finalement l’opportunité ne vient pas. Pour sa femme, il s’éloigne aussi du milieu LGBT, car très croyante pratiquante, elle n'a pas une très belle image de l'homosexualité. Cela lui coûte, mais pour ses enfants, pour la stabilité de sa famille et de son couple, il veut bien faire ce qu'elle souhaite et puis il l'aime alors ses propres convictions passent après - ou en tout cas, il veut bien les garder pour lui. Les années passent et Alonso ne vit que pour sa famille, pourtant, un jour, alors que les enfants ont environ dix et douze ans, des papiers de divorce lui parviennent. Sa femme a rencontré quelqu'un, elle lui explique froidement qu'elle ne l'aime plus depuis longtemps et que son penchant homosexuel l'a toujours dérangée. C’est la chute pour lui et de très haut. Comme quoi, l’amour même celui qu'il pensait le plus doux pouvait être très cruel.

New York est triste et vide. Il tente de récupérer ses enfants, mais la garde est donnée à la mère, plus une pension alimentaire. Un père avec des tendances perverses, voilà ce qu'elle a présenté devant le juge, brandissant le roman graphique, écrit pourtant bien des années plus tôt, elle montre aussi des croquis et dessins érotiques qu'Alonso dessine dans son temps libre, des planches qu'il pensait que personne n'avait vu, il ne pouvait pas gagner. Il a son job heureusement, mais il ne voit plus ses enfants aussi régulièrement. Il renoue avec des anciens amis du milieu de la nuit, du cabaret qui lui a tellement manqué, le spectacle, les paillettes, le show, la liberté… Un jour, il tombe sur un show de Frau Coco, Jeff, son Jeff, il n'a pas changé. Revoyant son ancien ami sur scène, il est pris d'un fort sentiment de nostalgie. Il sait que sa mère souhaite prendre sa retraite avec son père et retourner en Espagne, mais il y a la grand-mère d’Alonso chez eux et ils ne veulent pas la laisser seule. Alors Al leur propose d’aller habiter chez eux pour veiller sur sa grand-mère et lorsqu’ils reviendront, il achètera un nouveau chez lui. Les parents sautent sur l'occasion. C’est ainsi qu’à quarante-trois ans passés, il revient vivre à Redwood Hills. Il postule d'abord pour bosser à l’hôpital, mais ne trouve qu’un mi-temps alors il complète par un poste au drugstore. Ce n’est pas aussi dense et stressant que la vie à New-York, mais c’est ce dont il a besoin, un endroit ou mettre son cœur un peu à l'abri, un endroit où il a le temps de se remettre au dessin. Alors, il commence un nouveau compte Instagram qu'il nomme @javiersmallcomics et commence enfin à prendre le temps de vivre pour lui.