S’il y avait eu une trame sonore – et d’ailleurs, y avait-il seulement de la musique dans le hall du Stowe, tandis que la rumeur des conversations du rassemblement surpassait de beaucoup ce que l’on retrouvait d’ordinaire en ce lieu – celle-là se serait brusquement arrêté, grincement du disque, au moment où cette voix étrangement familière s’élevait à côté de nous. Une première peluche avait fini par sortir de la machine, pas la plus jolie, alors j’avais relancé une autre partie, plus motivé encore à mettre en pratique ces fameux conseils prodigués à ma meilleure amie. Sauf que. Wanda savait poser un nom sur les traits, pourtant comme une évidence. L’occasion ne m’avait encore jamais été donnée de lui parler beaucoup plus que pour quelques mots, quelques formalités – Joe. La petite sœur de Teddy et de Noam, des traits reconnaissables d’entre dix milles quand on y regardait bien. Et fait surprenant, j’étais muet d’étonnement, plus que trois points de suspension, à observer sa moue boudeuse – exactement la même que Teddy. Je me redressais enfin en me demandant si il, ou elle, aurait aussi cet air-là, un sourire en coin tiraillait autant le cœur que les lèvres. « Salut, Joe ! » C’est moi, David, le copain de ta soeur, tu te souviens ? – décidément, on ne faisait rien comme tout le monde. La jeune femme semblait contrariée et bien décidée à ne pas se laisser attendrir par une peluche comme Wanda. Je jetais un coup d'œil à cette dernière, pas le moins du monde incommodée par la mauvaise humeur ambiante, arrivée tout d’un coup avec notre nouvelle interlocutrice. « Ça va ? » Plus un réflexe qu’une véritable question; pour ainsi dire, je ne savais pas comment faire la conversation avec ma belle-sœur, qui elle, décochait une question pleine de sous-entendus. « Ah, en fait, elle devait travailler, ce n’était pas possible de la remplacer à la boutique. » Savait-elle seulement que Ted travaillait au Player’s corner ? Les affaires de famille des O’Hara appelaient à la prudence, lorsque j’en parlais avec ma compagne, et je n’étais pas du genre à assaillir d’une multitude de questions. « T’as ramené Noam et Oliver ? » Je n’avais aperçu ni l’un ni l’autre, dommage, des visages familiers auraient été plus que bien accueillis. Quelqu’un d’autre voulait tenter sa chance avec la machine et je me résignais à céder la place. Face à face avec les filles et ce regard accusateur. « Euh, vous voulez des bonbons ? C’est moi qui offre. Autant encourager le cinéma ! » Cette générosité me valait une autre accolade reconnaissante ! Et cette fois, aussi, une main assez rapide pour me piquer mon portefeuille dans la poche de mon manteau – c’est que j’étais trop distrait ! À une Wanda rigolant de son triomphe, je suggérais : « Tu veux bien aller les acheter ? Joe et moi… » Moi et Joe. « On va se mettre dans la queue, parce qu’ils vont sans doute ouvrir bientôt la salle, si on veut de bons sièges. » Au buffet offert par la mairie, il y avait pas mal de monde, mais c'était encore pire au comptoir où ils vendaient les confiseries du cinéma. Il semblait bien que la O’Hara mourait d’envie de dire quelque chose et je doutais que cela soit me demander mon signe astrologique. Paie ta chance, on ne faisait pas mieux en première conversation suivie officielle tous les deux !

Katey est tout sourire, elle regarde successivement chacun des protagonistes de cette scène, Jamie, Grace, Aspen… et elle ne comprend rien à ce qui est en jeu. Mais quelque chose flotte dans l’air, quelque chose d’un peu lourd et d’un peu sombre. Elle pense que c’est seulement dû à sa jambe blessée si elle ne se sent pas tout à fait bien et redouble d’effort pour exposer sa gaieté d’être au cinéma ce soir et parmi toutes ces personnes qu’elle apprécie sincèrement. « Le monde est si petit ! » rie-t-elle. Personne ne réagit, en fait personne ne parle et elle se dit que c’est un peu curieux tout de même. Entre gens qui se connaissent, on devrait toujours avoir des nouvelles à échanger non ? Elle cherche comment relancer la conversation et se creuse longuement la tête, mais rien ne lui vient, cette fois. Et le silence dure de longues secondes.
Jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle personne dans leur groupe. Katey l’accueille comme si elle était l’envoyée du ciel. Il s’agit de la nouvelle capitaine de police qui plus est, elle n’avait pas encore eu l’occasion de faire sa connaissance. « Enchantée ! Je suis Katey, je travaille à la mairie. » Elle tend sa main en direction dans la nouvelle arrivante pour lui serrer la sienne. « J’ai perdu la notion du temps, vous êtes arrivée depuis longtemps ? Vous vous plaisez en ville ? » Et puis, d’un coup, sa jambe vacille sous elle. Katey perd l’équilibre, et se rattrape à l’épaule d’Aspen. « Je suis vraiment désolée ! Est-ce que vous pensez qu’on peut s’assoir quelque part ? Je suis tombée en venant… » En même temps, elle lance un regard à travers la salle. La séance ne devrait pas tarder à commencer, elle pense, du moins, si on peut faire confiance à son estimation du temps écoulé.

@Aspen Vaughn @Grace Fordham @Jamie Whelan @Jenna Forbes

Grace se raccrochait à Jamie en gardant son sourire de façade. Elle était douée pour ça, feindre que tout allait bien, des années et des années de pratique pour en arriver à ce résultat et elle espérait réussir à donner le change jusqu’au bout de la soirée. « J’ai l’impression » confirma-t-elle quand son compagnon lui demanda si tout se passait bien. L’air un peu rêveur, elle observa Marlon qui filait sans demander son reste. « J’ai hâte que le film commence, voir notre ville à l’écran, c’est incomparable » et même si c’était un documentaire auquel Grace avait beaucoup participé et qu’elle le connaissait donc déjà plus ou moins, qu’importe. Elle s’enthousiasmait car elle en était persuadée, ce film contribuerait au rayonnement de Redwood Hills, dans le Vermont et par-delà ses frontières. Grace darda un nouveau regard sur Aspen, ne pouvant s’empêcher de la dévisager sans prendre de gants. La jeune femme rayonnait littéralement, autant par sa jeunesse que par son improbable tenue, on ne pouvait passer à côté. Je suis ravie de vous rencontrer, madame la maire. Grace réprima une grimace. Elle était impatiente de débriefer avec Jamie, mais pour le moment, elle ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. Bon Dieu, que le supplice prenne bientôt fin !

L’arrivée de Jenna tombait à pic, suffisamment pour changer les idées de Grace et la détourner – au moins temporairement – d’Aspen. Elle posa les yeux sur la nouvelle capitaine du poste de police et lui adressa un chaleureux sourire. « Bonjour ! Ravie de vous voir ici, vous faites bien de participer à l’inauguration » rien de tel que de se mêler aux habitants pour faire sa place, petit à petit, et se faire accepter. Il n’était pas évident de débarquer en tant qu’étrangère dans une communauté qui, bien qu’ouverte d’esprit, n’avait pas trop l’habitude de voir de nouvelles têtes. Intérieurement, Grace se montra soulagée de voir que Katey et Aspen s’apprêtaient à s’éloigner, elle pourrait enfin souffler. « Je voudrais me servir un peu au buffet avant le début du film. Tu m’accompagnes ? » glissa-t-elle à l’adresse de son compagnon qui, elle le savait, la suivrait jusqu’au bout du monde. En évitant délibérément Aspen, Grace reporta son attention sur Katey. « On se revoit plus tard ! » peut-être à la fin de la projection, ce qui semblait le plus probable puisque celle-ci ne tarderait pas à commencer. 

@Jamie Whelan @Katey Swanson @Aspen Vaughn @Jenna Forbes  

Avoir ou ne pas avoir envie d’accepter ne changeait rien à la situation; le fait était que ça aurait été très déplacé de répondre à Joe autre chose qu’un grand bien sûr ! Après tout, plus de fous, plus de rires, et Wanda ne pouvait pas même s’imaginer la situation délicate que cela représentait, surtout pas quand elle-même semblait ravie de découvrir un autre visage amical dans les parages. Quant à moi… Ce n’était pas le style de la maison de rechigner à socialiser avec qui que ce soit, mais il y avait comme un os… Pas exactement une grande aisance à se tenir là, comme ça, face à elle, et sans Ted pour expédier l’affaire. « Ah, dommage ! » Oui, dommage, parce que j’aurais pu compter sur Oliver pour détendre l’atmosphère et même sur Noam, c’est dire, avec qui il y avait suffisamment de points de liaison pour que l’on aborde quelque chose, n’importe quoi. « Super, ça lui fera plaisir. » Mais avais-je vraiment dit ça ? Et était-ce vraiment la vérité ? Teddy était loin de sauter de joie à l’idée d’avoir un nouveau membre de sa famille dans le coin, même si je voyais au-delà de ça. Joe représentait sans aucun doute un passé qu’elle préférait tenir à distance, si bien que cela remettait en cause l’équilibre déjà précaire, précaire oui, quand on attendait un enfant et dans un étrange enchaînement d’une conversation déjà alambiquée, Joe en faisait la remarque aussi simplement que ça. « Ouais, c’est… Ouahhh, quelque chose, encore aujourd’hui. » Et encore difficile de croire que ça nous arrivait vraiment à nous ? Ce l’était, ça chamboulait complètement même nos existences improvisées, mais ça, Joe devait le savoir. Pouvait-elle s’en douter, en fait ? Difficile de vraiment saisir le niveau de proximité entre les deux, ce qu’elles pouvaient lire chez l’une ou chez l’autre en termes de personnalité. J’observais les traits - fermés, tiens - de la jeune femme en biais, avant de pincer les lèvres et de demander : « Tu n’approuves pas. » C’était bien l’impression que j’en avais, à la voir faire cette tête bien loin d’être convaincue. « On ne se connait pas encore beaucoup, je sais, et c’est… ouahhhh, comme j’ai dit. » Je riais alors, avec cette étonnante prudente à m’exprimer là où je n’avais généralement pas la langue dans ma poche. « Mais ça ira, tu sais ? J’en suis certain. Avec Teddy, on fait une sacrée équipe, quoi que ça puisse avoir l’air de l’extérieur. » Et de quoi ça avait bien l’air, de l’extérieur, justement ? Je me rabattais sur l’habitude, celle de voir les gens juger rapidement que je - nous - n’étions peut-être pas assez responsables pour assumer ce genre de responsabilités. Mais j’étais persuadé du contraire, convaincu aussi que l’on devait aller à contre-courant d’impressions passées, alors que la réalité était tout autre. Nous étions prêts, autant qu’on pouvait l’être face au grand saut dans le vide. Pas vrai ? La queue derrière nous commençait à bien s’allonger et je jetais un coup d’oeil par-delà l’épaule de Joe pour savoir si Wanda était bientôt de retour.