Tu es né deux ans après ton frère aîné, Dean. Ta mère aurait aimé avoir un fille, pour avoir le choix du Roi, comme elle disait si bien. Mais elle n'a pas regretté ta venue et tu as été aimé par cette femme, cette mère au foyer bien typique de son époque. Ton père, lui, partait parfois plusieurs jours pour conduire des trains de marchandise à travers le pays. Ce fut donc ta chère maman qui t'a vue grandir, avec ton frère. Déjà petit, tu t'amusais à te déguiser avec ses vêtements et bien que ça puisse paraître cliché, tu as commencé ainsi à te plaire dans la peau d'une autre.

Ton enfance s'est déroulée sans encombres, l'adolescence a été plus compliquée. Tu étais depuis quelques années dans cette ville de Redwood Hills et même si l'ambiance en général pouvait être sympa, la différence que tu as senti grandir en toi t'as fait douter sur plein de choses. Tu étais un élève de secondaire assez banal, moyen un peu partout et surtout bon dans les matières artistiques. Tu as d'ailleurs tout de suite pris l'option théâtre, que tu continueras d’exercer au lycée. C'est durant ta seconde année de lycée que tu l'as rencontré. Ce petit gars qui n'avait rien à faire dans votre troupe mais qui avait besoin des points pour son dossier scolaire. Pas le seul à le faire, mais pourquoi prendre le théâtre quand on est si peu à l'aise à l'idée de jouer. Tu as trouvé ça drôle. Sa timidité, ses maladresses. Et tu le trouvais aussi très mignon. Bien entendu, hors de question pour toi d'aborder ce dernier point avec lui. Tu t'étais fait une raison d'être le seul jeune gay de toute l'école et même toi, tu n'étais pas out. Pourtant, un soir alors que tu étais resté tard pour finir les décors avec la troupe, tu as fini par rester seul avec Alonso et ça t'a paru comme une éternité pour y parvenir. Parce que tu pouvais toujours profiter de sa présence et de sa proximité, sans rien dire. Pour un ado avec aucune référence autour de toi, c'était déjà quelque chose. C'est arrivé plusieurs fois, par la suite. Tu es toujours resté sage. Parce que t'étais jeune, que ça ne se faisait pas et que t'avais pas envie de le dégouter. C'est aussi grâce au théâtre que ta passion pour le travestissement s'est accentuée. Toujours prêt à jouer les rôles de femmes, à te vêtir de la sorte, bien plus à l'aise dans tes personnages que dans ton corps d'adolescent. Et puis, tu pouvais laisser les traces de ton rouge à lèvre sur les joues des autres gars sans éveiller les soupçons, juste pour rire.

Le temps des études est arrivé et vous êtes tous les deux partis pour la même université. Tu as tenu trois mois avant de tout arrêter et de te lancer dans ce que tu voulais faire depuis que t'es arrivé ici et que t'as découvert les spectacles de Drag Queen. C'était ce qui te fallait. Ça te parlait tellement. Vivant en coloc avec Alonso, tu lui en as parlé et t'as fini par commencer à te produire. Le succès était loin d'être au rendez vous et tu as du prendre un boulot dans une laverie pour payer ta partie du loyer et autres. Heureusement que vous viviez dans un appartement tellement petit et mal placé qu'il n'était pas si exorbitant que cela. De toute façon, vous n'aviez pas besoin de deux chambres. Clairement pas. Tu t'es cru invincible, dans cette ville immense où tu n'étais qu'un anonyme parmi des milliers et des milliers d'autres. Tu pouvais être qui tu voulais dans le Vermont, à travers les coups de fil et les lettres que tu envoyais. Mais ici, tu étais le petit ami d'Alonso, la drag queen du nom de Frau Coco, avec un accent allemand exagéré que tu as travaillé pendant des semaines.

Tu as commencé à avoir de plus en plus de succès, à travailler tes shows, tes tenues et accessoires, à peaufiner ton personnage. Parce que la vie était facile, l'argent facile, l'alcool facile, tu as succombé quelques fois à ne pas rester fidèle. Tu n'avais jamais rien juré devant le père éternel, non ? Des disputes avec Alfonso, des infidélités de sa part et l'usure de vos différences ont fini par vous user vous mêmes. Et tu as décidé que tu ne pouvais pas rester à New York, que tu ne pouvais pas te cantonner à un seul État alors que tu cherchais la grandeur et la reconnaissance. Et puis Alfonso voulait une vie bien plus rangée. Tu penses que tu as compris que tu ne pouvais plus continuer avec lui quand il t'a parlé d'enfants. Adoption, mère porteuses, tu t'en fichais, ce n'était pas ce que tu voulais. Alors vous vous êtes séparés, sans grande rancœur mais il semblait sans amour, à la fin. Tu es parti de ton côté, lui du sien. Bien plus droit dans ses baskets que ta vie d'artiste.

Tu n'as pas regretté ce choix. Pas pendant de nombreuses années du moins. La liberté, les hôtels toujours plus luxueux, les autographes et la notoriété. Bien entendu, seulement dans ton univers. Puis le monde s'est ouvert, petit à petit. Tu as cessé de te cacher, de paraître si propre sur toi quand tu n'étais pas Coco. Tu as énormément apprécié ta vie. Tu as eu des histoires amoureuses désastreuses comme incroyables, tu as voyagé et vécu dans l'excès. La vie t'a rattrapé une première fois à tes quarante-deux ans. Tu as appris la mort de ton père au téléphone, alors que tu étais parti loin en Italie, passer du bon temps avec ton amant du moment. Ce ne fut pas une surprise car tu le savais malade. Ça t'a foutu un coup. Un premier. Même si tu as continué, tu as réduit les excès, tu as juste continué d'exercer ton art. Puis, à l'aube de tes cinquante ans, ta mère t'a appris qu'elle avait elle aussi un cancer, mais moins avancé que lorsqu'ils l'ont trouvé chez ton père. Pas le même non plus. Cette fois, hors de question pour toi de ne rien faire. Tu as tout arrêté, t'as même pas prévenu que tu ne serais pas présent à te représentation du soir à Los Angeles.

Et te voilà de retour parce que tu n'as pas envie de perdre ta mère comme tu as perdu ton père, à des milliers de kilomètres, sans d'autres souvenirs que les rares appels que vous pouviez vous donner.