Dans un silence habillé par l’inexorable cliquetis de la pendule, les billets froissés fredonnent sous la pulpe moite des doigts gourds. Accoudé sur le comptoir faisant la jonction entre la cuisine et le séjour, le joyeux drille de naguère dissèque la rétribution de son dernier forfait. Les lèvres cerclées de pilosité s’animent et déroulent le fil de l’énumération dans un murmure.

"Quatre-vingt, quatre-vingt dix … .".

Et cent qui font cinq-mille. L’exercice comptable achevé, la liasse flagelle le bois patiné et glisse de ses larges phalanges, qu'il s’empresse de nouer autour d’un mug à l’effigie de Daffy Duck. Les volutes tièdes du thé chatouillent ses narines frémissantes. Paupières closes, l'homme-oiseau laisse les arômes fruités de la pomme, enlacés au piquant de la cannelle, danser sur les papilles avant de couler et réchauffer le fond de sa gorge.


Soit le prix convenu avec un commanditaire patibulaire, pour qu’une déferlante de petites pilules magiques made in Amsterdam inonde les grands centres névralgiques de la côte est. Offrant par là même aux malheureux emmurés dans le déni, ou cherchant désespéramment à fuir la confrontation avec leurs problèmes, de quoi anesthésier le mal-être l’espace d’un instant éphémère.

Torve, le regard enténébré caresse la mise bien mal acquise. L’illusion du remord s’esquisse dans les méandres d’une conscience tourmentée. Jusqu’à ce que la rencontre avec le reflet, que lui accorde l’écran de l’ordinateur portable en veille trônant à côté du pécule, et la vue de la macule pourpre sur sa clavicule, balayent les scrupules balbutiants.


Un stigmate ostensible trahissant à lui tout seul, le fléau qui ronge le globe-trotteur depuis de trop longues années. Ce poison pernicieux, qu’il a contracté en menant une existence de tête brûlée totalement imprudente, et qui alterne entre trêves et assauts. Assauts qui sortent à nouveau de leur torpeur. La chemise en coton immaculée, devenue informe, baille à l’encolure. Lâche, le jeans grunge déserte de plus en plus les hauteurs de ses hanches. Le modique trente-huit peine chaque jour davantage à épouser ses courbes viriles et amaigries.

Alors non, la culpabilité ne l’emportera pas sur la survie et la fureur de vivre. Le temps de la résignation et de la renonciation n’a pas encore sonné. Il reste encore quelque chose à tuer. Encore une flammèche de passion qui vacille. Tête secouée pour annihiler les derniers frimas résiduels de regret, Mykolas presse rageusement la barre espace de l’ordinateur. Sous ses yeux criblés de cernes, apparaît bientôt un tableur bariolé faisant office d’agenda officieux.


Ravi de la faible teneur en risque de la besogne à venir, un furtif sourire étire ses commissures. Rentable et lucrative, la vie ô combien périlleuse de passeur exigeait une vigilance constante et une acceptation du danger. Cependant, et bien qu’il existait toujours une part de péril, certaines "livraisons" s’avéraient plus aisées que d’autres. Nul doute qu’il sera sensiblement plus commode de convoyer et passer sous le manteau des diamants du sang, plutôt que des stupéfiants ou des armes de poing.

Ecran rapidement abaissé, le pourvoyeur de vices déambule avec nonchalance dans son humble pied à terre. Machinalement, la dextre lambine inspecte la pile de courrier s’amoncelant sur la table basse du living-room. Entre un relevé de compte bancaire et deux factures, une lettre manuscrite à l'intention de "Monsieur Rytis Kalnietis", capture son attention pleine et entière.


Ce complice qu’il adore plus que quiconque. Ce confident à la lucidité chancelante dont il redoute la perte. Ce frère qu’il appréhende un jour ne plus jamais reconnaître. Rytis, que les maux et les tourments dévorent. Mykolas, que le désarroi et le sentiment d’impuissance accablent. Eux, qui sont désormais si proches et si distants l’un de l'autre. Lancinante, la hantise d’être pour toujours oublié du romancier - aussi idolâtré que jadis envié – lui enserre le cœur. En quête d'un surcroît de courage, le steward tente de se ressaisir et prend une profonde inspiration, afin de ne pas faillir dans le devoir qui est désormais le sien.

Une furtive œillade jetée à la montre autour de son poignet. Sauf impondérable, l'esthète devrait bientôt revenir de sa séance de thérapie. Magot ramassé, le voyou dissimule son butin sous une latte brinquebalante du parquet, non loin des lieux d’aisance, puis gagne la salle de bain. Les paumes en appui de part et d’autre de la vasque du lavabo, c’est haletant et en nage qu’il accuse réception de la déchéance que lui revoit le miroir. Les largesses que lui octroya jadis Dame nature poursuivent leur lente agonie. A peine la trentaine éclose, que la beauté - ayant embrasé bien des sens et affolé bien des cœurs - déjà se fane. Teint blême, joues creuses, traits tirés. Autant de ravages qui expliquent le passage de la concupiscence à l’effroi, dans l’éclat luisant au fond des yeux de certaines âmes.


Trogne rapidement essuyée dans une serviette éponge, le natif du verseau dégaine son nécessaire de toilette. Se raccrochant ainsi avec la force du désespoir, à cette pseudo image de bellâtre de pacotille qu'il a autrefois tant pris plaisir à entretenir. Comme une star sur le déclin courant après sa gloire perdue. L’ultime chant, aux allures de requiem, d’un cygne arrivé au terminus de son existence. Lentement, le désir d’être une dernière fois le point de mire se ravive, sous le passage méticuleux de la lame du rasoir. Cristalliser les regards, mettre les souffles en suspension. Un dernier tour de piste avant de tirer sa révérence et que le rideau tombe. Redevenir celui pour qui les maris ou les femmes seraient prêts à quitter leurs conjoints, et les célibataires volages s’assagir. Copieusement badigeonnée sur le visage, la crème hydratante apaise les feux du rasage et accorde à sa peau un aspect lisse, presque satiné. Quelques gouttes de "Man in Black" de Bvlgari vaporisées au creux des poignets, du cou et des pectoraux.

Soucieux de conférer au sourire une allure radieuse, Mykolas soumet ses zygomatiques à une gymnastique forcée.


"Oui, ça va bien.", rabâche-t-il tel un vieux vinyle rayé, jusqu'à ce qu'il se trouve suffisamment convainquant et crédible.

Ne rien laisser transparaître. Prétendre, feindre et s'évertuer à donner le change. Mentir. Vilaine manie qui fourmille comme les orties, depuis que la survie a pris le pas sur la vie et l'envie. L'art de la tromperie qui s'affine, le maniement des illusions et des mystifications qui se peaufine. Taire, dissimuler, contrefaire. Prendre monts et merveilles de libertés avec la vérité. La corriger, la maquiller, l'arranger, la grimer. Dire une chose à l'un et soutenir son contraire à l'autre. Avoir une version un jour, et donner un tout autre son de cloche le lendemain. Amuseur qui mue en affabulateur, par peur du rejet et de la mise au ban de la société. Car c'est désormais lui "le grand". Celui sur qui l'on compte et se repose. Alors, il s'embastille dans le déni, ravale ses états d'âme et serre les dents. Même si cela fait mal, même si c'est dur, même si les larmes dévalent. Et même si tout semble perdu, maintenant que le cœur n'y est plus.


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