Loin – le mot décrivait parfaitement la sensation qui s’était installée au fond du cœur, bien qu’elle n’avait pas été aussi près depuis quelques semaines déjà. Le sourire qui était apparu sur mes lèvres était un peu idiot, un peu rassuré aussi. Parce qu’elle n’avait pas changé et le fait que les choses l’étaient, elles, entre nous, n’avaient rien enlevé à toutes ses couleurs, à Gabby. Étrange, aussi, de penser que cette rupture que j’avais moi-même provoquée avait été une pénible traversée du désert. De celle dont on ne ressortait pas indemne, même lorsque le temps avait passé et que l’on profitait des festivités par un bel après-midi d’été. « C’est dommage. » Lançais-je, par réflexe, avant de le regretter. Dommage parce que son neveu à elle aurait pu être copain avec Archie, mais surtout dommage qu’elle manque ce pan-là de la vie du garçon, ou encore que ce soit la première fois que l’on en parlait vraiment, tant du mien que du sien. J’avais dans la bouche ce goût amer des regrets, et pourtant. Gabriela parle de ses amis qui l’attendent et la déception avait tôt fait de se pointer, avant qu’elle ne m'apprenne qu’elle était en avance. Oh. Beaucoup d’avance, ça signifiait encore un peu de temps. Il semblait pourtant que ce n’était pas le temps, mais les mots, qui faisaient défaut. Les mots que la jeune femme trouvait avant moi. Des mots qui me prenaient par surprise, peut-être aussi et surtout, la façon dont elle les avait prononcés.
« Je suis navré. » De lui manquer, parfois. De beaucoup d’autres choses aussi, sans pour autant être convaincu que je les referais différemment si l’occasion était à portée. Mes pensées restaient suspendues, coupables aussi. « J’ai eu du mal aussi, à ne pas t’écrire dès que j’ouvrais l’œil le matin. » Une habitude prise durant ces quelques semaines, mois, difficile à laisser de côté. Gabby m’avait manqué aussi, plus souvent qu’il n’aurait été décent de l’admettre. « Tu sais, je… » J’avais la responsabilité d’un petit garçon qui n’entendait pas être le témoin silencieux de ces conversations de grands. L’appel du sucre, bien vite accueilli par la jeune femme. Rien au monde n’aurait pu me faire réprimer l’enthousiasme de mon adorable petit monstre. « Excellente idée. » Direction le stand de beignets fourrés, et la satisfaction de savoir que ce moment durerait encore un peu. Quand elle me demandait ce que je devenais, j’avais presque l’air étonné. Ah, eh bien… Tout et rien, une routine baignée de changements qui ne se voyaient pas vraiment. « Je travaille encore plus, peux-tu croire ? » Elle avait été là quand j’avais été promu sergent. C’était dans l’ordre des choses; avec plus de responsabilités allait de paire moins de temps libre. « On en a bien morflé avec ces cambriolages… » L’affaire était maintenant résolue, ça avait fait les grands titres cet été. J’étais bien conscient que Gabby avait peu d’intérêt pour ce genre de nouvelles, au moment de lui envoyer un coup d'œil en biais. J’étais incapable de ne pas la regarder, elle rayonnait. Elle l’avait toujours fait.
Les barbes à papa avaient bien assez tôt la préférence d’Archie et qui étions-nous pour le convaincre qu’il valait mieux prendre un beignet ? C’était doux, c’était léger, et pendant ce temps qu’il fallait pour qu’il choisisse la sienne, nous pouvions oublier. « Avec plaisir. Tu choisis la couleur. » Mais avait-elle vraiment parlé de partager ? Jamais je ne pouvais en avaler une à moi seul. Par hasard et par mégarde, nos regards se trouvaient, sans détour. Le genre de regard qu’on ne pouvait oublier et certainement pas ignorer. « Encore maintenant, j’ai du mal à l’expliquer. J’étais… pas prêt, je crois. » Les mots étaient sortis sans que je n’y réfléchisse vraiment. Bien sûr, j’en savais plus. Comme ces sentiments longtemps enfouis à propos de mon meilleur ami. Jake. Les doutes qui les avaient accompagnés, cette avenue envolée. Et cette bulle, de tout temps hors du temps, avec elle. Le besoin d’une piqûre de réel, trop de réel. Je soupirais lentement, le genre de soupir qui s’enlise dans les poumons et qui vous rend le cœur lourd. « T’as rencontré d’autres personnes ? » C’était une question maladroite, pourtant posée avec ce sourire tendre, ce sincère désir qu’elle vive autre chose, qu’elle trouve mieux. L’envie de lui dire, le plus honnêtement du monde, que ça avait été mon cas, à moi. Que j’avais eu le cœur brisé, un peu, même s’il était idiot de s’attacher à quelqu’un avec qui l’on n’avait partagé qu’une seule nuit. Peut-être que je le méritais, après avoir laissé filer Gabby.

« Il tient de ses parents, c’est pour ça ! » Tehaunui taquine son beau-frère, sans lui donner tort. Comment pourrait-il ? Elio est bien sage, bien calme, endormi contre lui. Sans doute que cela ne va pas durer… Il aura faim à un moment. Tel père, tel fils. L’hawaïen ne peut s’empêcher d’essayer d’emmener Moïra et Jamie vers un stand qui propose de la nourriture. Il est content, Tehaunui, d’entendre que le garde-forestier peut se libérer un instant. Ça leur fait du bien, aux deux parents, de voir du monde, de partager un moment pour faire autre chose que s’occuper du bébé. Il dépose un baiser sur la tempe de Moïra. « Je peux survivre en mangeant des chips. » Il ne plaisantait qu’à moitié. Fut un temps, avant d’arriver à Redwood Hills, l’hawaïen ne faisait pas du tout attention à son alimentation et se nourrissait de choses très simples. Sandwichs, pizzas, chips. Bien sûr, la cuisine de Moïra lui manque, mais il n’attend pas qu’elle se remette aux fourneaux pour lui. Il s’en fiche pas mal, qu’elle cuisine ou pas. Pour l’instant, il va manger une gaufre sur le compte de son beau-frère. Il n’allait pas refuser la proposition de Jamie ! « Tu supposes bien ! » qu’il lui réplique, amusé. « Merci. » Ajoute-t-il, rendant sa petite tape dans le dos de Jamie. Il en salive déjà, le grand gaillard. Ça fait longtemps qu'il n'en a pas mangé. Mais son attention n'est pas seulement portée sur la nourriture. Il jette un regard en coin à Moïra, juste pour être sûr qu'elle va bien après ce qui s'est passé avec cet inconnu, quelques minutes plus tôt.

Les mots de Gabby faisaient du bien autant qu’ils appuyaient sur cette étrange douleur au fond du cœur. J’aurais voulu que les choses soient différentes, et surtout, qu’elles soient moins compliquées dans ma propre tête. J’acquiesçais tout de même, bien sûr que je le savais, à tout le moins, elle me le confirmait à présent. Difficile de dire si j’agirais en ce sens, si j’oserais lui écrire dans un moment d’envie de nos échanges passés. Je n’avais jamais été très doué dans le monde sentimental, et il semblait qu’il était encore plus compliqué d’être celui qui s’éloignait que celui qui était laissé derrière. Enfin, non, bien sûr que non. C’était toujours compliqué, voilà tout. « Oh, non, tu ne veux pas voir ça, crois-moi. » Rétorquais-je avec amusement. Le boulot que je faisais demandait cela, du temps, de l’investissement, parfois un peu trop de soi-même pour prétendre à une vie équilibrée. « C’est une façon de le voir. » Je lui adressais un sourire sincère. La façon qu’avait Gabriela de voir les choses avait longtemps été d’une douceur salutaire dans mon quotidien. Même s’il y avait pourtant ces sujets qu’elle savait graves, ça avait aussi été au cœur de notre relation. Une de ces différences entre nous, sans aucun doute, qui pouvait être une force ou bien une faiblesse. La vérité, c’était que la revoir aujourd’hui faisait naître une légèreté laissée de côté depuis trop longtemps, semblait-il, et que j’en étais simplement heureux. Au point de ne plus penser qu’au sucre et au soleil qui faisait de cette journée, une magnifique journée.
L’artifice y faisait à merveille un moment, le temps de choisir ces barbes à papa colorées et de décréter que nous allions partager. Comme avant. Ou comme maintenant, parce qu’après tout, pourquoi fallait-il absolument voir les choses comme une triste finalité ? J’oscillais moi-même entre deux émotions, incertain. Après tout, était-il bien prescrit que notre amitié retrouve ses aises d’avant, puisque nous avions décidé ensemble qu’elle ne serait ni atteinte ni anéantie ? Il était tentant de croire que non, jusqu’à ce que la facilité que nous avions toujours eu à parler ne nous mène dans des chemins plus sinueux. « Moi aussi. » Lui assurais-je, parce que je tenais à ce qu’elle le sache. Pas de regrets, aucun. « Non, enfin, je veux dire c’est toi qui vois. » Sourcils froncés, je me demandais bien ce que j’avais souhaité accomplir en lui posant cette question. L’amusement de Gabriela était bien tangible, sa curiosité aussi. Il y avait sans doute dans ce geste tous les attributs de l’acte manqué et, à présent, il paraissait tout à fait inapproprié de balayer la vérité d’un simple rire. « Pas de rendez-vous à quatre. Ce serait trop bizarre. » Autant, au moins, préciser cela. « Ce n’est vraiment pas grand-chose, en fait, mais c’est vrai que j… » Les mots s’empilaient les uns sur les autres avec une grande confusion dans ma tête, jusqu’à ce que je sois interrompu – ou sauvé – par le hasard. Un petit groupe venait à notre rencontre dont un visage connu. Une amie de Gaby que j’avais déjà rencontrée lors d’une sortie en ville. Les salutations étaient enthousiastes, même si le regard que je recevais, l’était moins. Jusqu’à ce qu’Archie attire l’attention et que mon statut d’ex ne passe au second plan. « Ne lui faites pas la grosse tête, il adore déjà être le centre de l’attention. » Tout le contraire de son oncle. Au sein du mouvement, je finissais par croiser le regard de la belle Mexicaine et, sachant que nous n’avions plus l’espace pour terminer cette conversation, je suggérais : « Je vous laisse entre amis… » Qu’on le veuille ou non, ce n’était plus ma place. « On se donne des nouvelles bientôt, OK ? » Une promesse ou une demande, un peu des deux. Il ne me restait plus qu’à espérer que ses copains ne lui listent pas, dès que je serais hors de vue, toutes les bonnes raisons de ne pas prendre ou donner de ces nouvelles.